Le pont n'est pas une frontière, même s'il en a l'air. Barrières métalliques, police, forces de sécurité internationales. De l'autre côté du fleuve: des drapeaux serbes à perte de vue. Des regards méfiants, presque personne ici ne veut parler à la presse.
La vitrine d'un magasin de sport est également ornée d'un drapeau serbe. La vendeuse Marina, 41 ans, pull rose, finit tout de même par parler: «Pour moi, c'est la Serbie ici». Et d'ajouter:
Mitrovica est située au nord du Kosovo. La rivière Ibar sépare les Serbes orthodoxes des Albanais musulmans, ces derniers constituant la majorité de la population kosovare. La ville est le théâtre du conflit avec la Serbie. Il s'agit de savoir si le Kosovo est un Etat indépendant, ce que Belgrade rejette avec véhémence.
Actuellement, le conflit menace à nouveau de s'envenimer. L'armée serbe veut entrer au Kosovo avec mille hommes. Cette décision a été précédée par des tirs nocturnes sur des policiers, des barrages routiers et une attaque à la grenade assourdissante contre les forces de la mission européenne Eulex.
L'instabilité profite avant tout à une personne: le président russe Vladimir Poutine. Il est le principal allié du président serbe Aleksandar Vucic dans la question du Kosovo. La Russie aidera la Serbie à faire valoir ses intérêts nationaux «légitimes», selon le ministère russe des Affaires étrangères. Poutine veut déstabiliser l'Europe de l'intérieur. Les Balkans occidentaux, entourés comme une île par les Etats de l'Union européenne (UE), lui en offrent régulièrement l'occasion.
Marina, vendeuse à Mitrovica, ne veut pas voir son nom de famille ni sa photo dans le journal. «J'ai trois enfants», explique-t-elle. Originaire de Belgrade, elle a déménagé il y a huit ans. Son mari a grandi dans le nord du Kosovo. Il fait partie de la minorité serbe au sein de laquelle beaucoup rejettent le gouvernement kosovar.
Belgrade encourage ces personnes dans leurs tentatives de s'opposer à l'autorité de Pristina. Aux tensions ethniques s'ajoutent des politiciens nationalistes, le crime organisé et une économie faible. Un cocktail toxique.
Le conflit a également des conséquences géopolitiques, explique Daniel Sunter du Balkan security network, une plateforme de Belgrade axée sur la défense et la sécurité. «La question du Kosovo marque la politique étrangère de la Serbie», dit-il. A cause d'elle, la Serbie compte sur la Chine et la Russie. Alors que plus de cent pays dans le monde, dont la Suisse, reconnaissent le Kosovo comme un Etat, Moscou et Pékin refusent son indépendance et bloquent son adhésion aux Nations Unies.
Le président serbe Vucic reste donc en contact étroit avec le Kremlin. Il ne s'est pas associé aux sanctions occidentales; il y a quelques années, Poutine lui a offert des avions de combat et des chars.
Au Kosovo, la mission militaire KFOR dirigée par l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (Otan) assure une paix fragile. Elle est sur place avec environ 3700 soldats de 27 pays - dont l'Allemagne et la Suisse. Le commandant du contingent allemand Egon Frank qualifie la situation dans le nord du pays de «base permanente pour une éventuelle escalade et un potentiel de violence». Il met en garde contre le «danger permanent» que la situation sur place se détériore «en très peu de temps».
Les troupes internationales ne sont pas seulement là pour tenir les soldats de Vucic à l'écart. Mais aussi pour protéger la minorité serbe. Par exemple, près de la petite ville de Deçan, à l'ouest du Kosovo, où des paramilitaires albanais et des forces serbes se sont affrontés pendant la guerre.
Une route étroite mène du centre-ville au monastère serbe orthodoxe de Visoki Deçani. Des dos d'âne forcent les véhicules à avancer au pas pour passer un checkpoint avec des soldats de la Force pour le Kosovo (KFOR). Beaucoup de projecteurs, beaucoup de camouflage. Chaque visiteur doit présenter une pièce d'identité avant de pouvoir franchir le portail en fer. Dans la cour, les moines font le tour de l'église, c'est l'heure de la prière.
Dans une pièce sobre, le supérieur du monastère, Sava Janjic, s'est assis sur un fauteuil en bois. Il porte une barbe hirsute et des lunettes rondes. Cet homme de 57 ans est également connu sous le nom de «cyber-moine» en raison de son intense correspondance en ligne avec des journalistes et des diplomates étrangers pendant la guerre du Kosovo. Durant cette période, il a offert aux civils - albanais et serbes - un refuge dans son monastère. Il a également reçu Joe Biden à deux reprises, une fois en tant que sénateur américain, une fois en tant que vice-président.
Une lampe de table diffuse une lumière tamisée. L'atmosphère du monastère semble si paisible que l'on ne peut s'empêcher de se demander pourquoi des militaires internationaux sont stationnés à ses entrées. Janjic répond à la question sans qu'elle soit posée:
Depuis, il y a eu quatre attaques à la grenade de mortier, ainsi que des graffitis menaçants. En 2016, quatre Kosovars armés ont été arrêtés près du monastère. «Notre plus grand ami reste la KFOR, à part Dieu», plaisante Janjic.
Tant que la question du Kosovo restera ouverte, il est clair que la région ne se stabilisera pas et n'adhérera pas à l'UE. C'est pourquoi l'Allemagne et la France s'efforcent de trouver une solution: la Serbie ne doit certes pas reconnaître l'indépendance du Kosovo, mais l'accepter, et abandonner son blocage de l'adhésion du Kosovo aux organisations internationales.
Au vu des tensions actuelles, ce plan semble ambitieux. Janjic est sceptique. Il ne sert à rien de forcer les chefs de gouvernement de Serbie et du Kosovo à se rendre à Bruxelles, de leur extorquer une signature et d'enterrer le problème à coups de millions, dit-il. «Vingt-trois ans après la guerre, le Kosovo est toujours dans les limbes institutionnels. Le dialogue [avec la Serbie] est dans l'impasse», ajoute-t-il.
Janjic est considéré comme un modéré, il est attaqué des deux côtés: tantôt comme un prétendu représentant du Kremlin, tantôt comme un «espion de l'Otan». Lui-même se distancie de toute idéologie politique et décrit sa mission comme étant de préserver l'héritage du monastère.
«Pour les nationalistes albanais du Kosovo, c'est un signe de la présence serbe. En Serbie, ils disent: "Où que se trouvent nos églises, c'est notre territoire politique". Rien de tout cela n'est vrai.» Au cœur d'un conflit politique, il est parfois difficile d'être simplement un moine.