La route qui mène à New York est boueuse, creusée par les chenilles des chars d'assaut. Impossible de se déplacer rapidement dans la région. Le conducteur d'une vieille Lada russe, un modèle Fiat modifié des années 70, se gare sur le côté pour éviter un blindé américain M109. Une fois le convoi passé, il a du mal à dégager sa voiture. Sur le M109, quatre hommes de l'équipage sont assis nonchalamment. Ils saluent un autre blindé qui arrive en face. Le véhicule gravit péniblement une colline, son canon semble démesurément long.
La guerre en Ukraine est en grande partie une guerre d'artillerie. Pour observer comment elle se déroule, il faut prendre un peu de hauteur. Nous nous plaçons sur un sommet qui surplombe une petite vallée. En son centre se dresse une imposante église orthodoxe, aussi intacte que le village d'à côté. Près de nous, caché derrière une butte, le M109 qui nous avait dépassés fait feu sur une cible russe invisible. Les positions ennemies les plus proches sont à environ huit kilomètres. La portée des projectiles d'environ 43 kilogrammes est - selon le modèle d'obusier blindé - d'au moins 18 kilomètres.
Dans la vallée, un autre M109 a pris position à l'orée d'un petit bois. La fumée des tirs est visible à des kilomètres à la ronde. Soit les Russes ont un drone de reconnaissance en l'air, soit ils mesurent la trajectoire des projectiles avec des ondes radar pour localiser la cible. Quoi qu'il en soit, la réponse de leur artillerie ne se fait pas attendre. Le bruit de tir du canon russe est bien audible, puis un obus siffle dans la vallée et s'écrase au bord d'un champ, à plusieurs centaines de mètres du M109.
L'impact suivant est plus proche. Un troisième obus atterrit à nouveau un peu plus loin. Le commandant du blindé décide alors de changer de position. Le M109 s'éloigne tranquillement dans le champ moissonné où les obus russes sont tombés plus tôt. Les Russes ont repéré un autre canon ukrainien et leurs obus volent désormais dans sa direction. Ils ne l'atteindront pas.
Au loin, les piles d'une mine de charbon se dressent comme deux pyramides au-dessus de l'horizon. A côté, une énorme tour d'extraction. La mine appartient à la ville de Toretsk. L'exploitation du charbon, presque omniprésente dans le Donbass, a subi de graves dommages depuis le début du conflit avec les séparatistes russes en 2014. Pour se rendre à New York, il faut traverser Toretsk, devenue ville fantôme.
Des habitants, pour la plupart d'un certain âge, se pressent devant quelques magasins du centre-ville. Un homme aux yeux hagards et à la barbe grise accroche des bouteilles en plastique à son vélo. Il cherche de l'eau potable. L'eau, l'électricité et le gaz naturel sont des denrées rares, conséquence des bombardements russes.
Les autorités tentent de lutter contre la misère en acheminant de l'eau potable gratuitement. Ce jour-là, au réservoir, l'homme n'a pas pu remplir toutes ses bouteilles. Il raconte que les obus russes et ukrainiens passent sans cesse au-dessus de Toretsk. Un autre Ukrainien est aussi venu s'approvisionner en eau potable. Il achète des bouteilles en plastique remplies d'eau dans un magasin, les place dans une brouette qu'il pousse ensuite jusqu'à chez lui.
A moins de cinq kilomètres du front russe, peu avant New York, se trouve un barrage routier ukrainien. Nous étions déjà venus ici hier, mais les soldats nous avaient vivement déconseillé de poursuivre notre route.
C'est la veille de Noël. Au poste militaire, on ne veut pas nous laisser passer. Après une longue discussion, le commandant du bataillon responsable se présente avec son assistant. Il nous demande gentiment ce que nous comptons faire à New York. «Chez nous, en Suisse, nous fêtons Noël ce soir», lui réponds-je, «nous voulions rapidement faire un tour à New York pour acheter nos derniers cadeaux». L'assistant rit à ma blague. Le commandant de bataillon laisse échapper un rire, lui aussi. Il nous donne l'autorisation de passer, mais retrouve rapidement son sérieux: «Faites attention, c'est dangereux là-bas.»
Avant la guerre, on estime que New York comptait 12 000 habitants. Depuis, la majorité a fui. L'un des symboles de la ville est sa grande usine chimique. A côté de la porte d'entrée sont accrochés, comme à l'époque soviétique, les «héros du travail», immortalisés par une image et une légende.
New York a été fondée par des colons mennonites venus d'Allemagne. La petite ville a été mentionnée pour la première fois au milieu du 19e siècle. A l'époque de Staline, le nom fit polémique. On ne voulait pas d'une ville qui rappelle le centre financier capitaliste américain. New York a donc été rebaptisée «ville nouvelle» en russe. Ce n'est qu'en 2021 que le Parlement ukrainien a décidé de rendre à la localité son nom d'origine.
A la gare, appelée «Phenol-Station», des pylônes du chemin de fer pendent tristement, conséquence des tirs d'artillerie. Non loin de la gare, il y a une boulangerie qui arbore l'inscription cyrillique «New York». A quelques pas de là, nous trouvons un magasin ouvert devant lequel les chiens errants de la ville se sont rassemblés, dans l'espoir de trouver quelque chose à se mettre sous la dent.
Tamara, une habitante de 79 ans, vient de sortir du magasin. Elle nous parle de la difficulté de vivre à New York. Sa voisine, Ludmila, a 82 ans. Elle vit seule, elle est presque sourde. Tamara s'efforce de lui apporter au moins quelques aliments. Mais beaucoup de produits manquent, comme du matériel hygiénique.
Nous retournons au magasin avec Tamara et payons les achats pour Ludmila, un peu de lait et un gros maquereau mariné. Alors qu'il y a à peine quelques heures, nous plaisantions sur les cadeaux de Noël au poste militaire, nous nous retrouvons à en faire à cette inconnue. La vieille dame n'a plus de dents, elle sucera le poisson. Le maquereau est considéré comme un mets délicat en Ukraine. Nous conduisons Tamara dans la périphérie de New York. Ludmila y vit, au bord d'un ruisseau dans une petite maison avec jardin.
Au début, Ludmila ne comprend pas la nature de notre visite. Sa maison sent l'urine, tout est sans dessus dessous. La vieille dame n'a aucune chance de s'en sortir sans l'aide de sa voisine. Elle porte un foulard rouge, un gilet de fourrure grisâtre, elle a enfilé des bottes de feutre noir. Elle possède un poêle à bois, mais pas de bois de chauffage. La température dans la maison correspond donc à celle de l'extérieur. Heureusement pour elle, la neige n'est pas encore tombée cet hiver.
Quand Tamara parle à Ludmila, elle doit crier pour se faire comprendre. Sur son lit, il y a des couvertures et des peaux, un tapis coloré est accroché au mur. Tamara sort une grande photo en noir et blanc. Elle montre une belle Ludmila dans sa jeunesse, à l'époque soviétique. Après la Seconde Guerre mondiale, les hommes ont manqué. De nombreuses femmes ont dû exercer des métiers masculins. C'est ainsi que Ludmila est devenue soudeuse, puis grutière dans une usine de machines qui n'existe plus aujourd'hui. ,
Les autorités ne forcent pas les personnes âgées à quitter leurs maisons et appartements dans les zones de combat. Ceux qui veulent partir sont pris en charge par des ambulances et emmenés dans des foyers, dans les régions du pays les moins touchées par la guerre. Mais Ludmila et sa voisine préfèrent mourir à New York plutôt que de quitter la ville.
Lorsque nous arrivons chez Tamara, le cameraman lui offre sa veste d'hiver. De l'autre côté de la rue se trouve une maison en briques dont le toit a été entièrement balayé par le souffle d'un obus. L'explosion et les éclats d'obus ont également détruit quelques-unes des fenêtres de Tamara et ont même laissé des trous dans le toit en amiante datant de l'époque soviétique.
(aargauerzeitung.ch)