On entend de loin les pales des rotors, qui battent l'air au-dessus des eaux. Plusieurs hélicoptères russes à peinture camouflage apparaissent, volant à basse altitude au-dessus du lac.
Une énième scène de guerre dans l'est de l'Ukraine? Pas vraiment. Ces appareils de l'armée de Poutine volent au-dessus du petit lac du parc Mechtcherski, au sud-ouest de Moscou.
Une femme en maillot de bain turquoise tend un morceau de poulet frit à un petit garçon. Un soleil de plomb brille sur leurs têtes. Elle se tourne vers lui et lui dit:
Des enfants jouent dans le lac, des adolescents dégustent une glace, hommes et femmes jouent au beach-volley. Cet été à Moscou, rien ne semble avoir changé. L'air est chaud et étouffant et les hélicoptères de l'armée semblent faire partie du décor.
A peine 50 kilomètres plus à l'ouest, dans la commune d'Alabino, le ministère de la Défense présente une exposition sur ce que les forces armées russes ont à offrir.
Ces manifestations en l'honneur des forces armées sont très fréquentées en Russie. Ce sont surtout les familles qui viennent. Les enfants peuvent grimper sur des chars. Les parents les photographient avec un fusil et un casque de l'armée. L'enthousiasme pour l'armée est un objet de l'âme russe, vécu et entretenu depuis des générations.
Sous des tentes, des bénévoles font la promotion du service militaire contractuel. On lance aux passants:
Une phrase qui semble apprise par cœur, incohérente, sans compassion.
Car à Alabino, personne ne remet en question l'invasion russe du voisin ukrainien. Depuis six mois, les phrases creuses ou apprises par cœur résonnent partout.
Quelques jours plus tard, à dix kilomètres au sud, le ministère de la Défense a prévu de faire participer des soldats à un «biathlon de chars». Ils affronteront des équipes du Zimbabwe, du Mali et du Soudan, du Tadjikistan, de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud. Il peut être sûr d'une affluence record et d'un soutien populaire sans faille.
La trace de la guerre en Ukraine ne se fait quasiment pas sentir en Russie. L'«opération militaire spéciale» se déroule principalement à la télévision d'État, comme s'il s'agissait d'un film d'action ou sous forme d'histoires touchantes sur la «mission humanitaire» de «libération» de l'Ukraine.
Les crimes commis par l'armée de Poutine ne sont évidemment pas abordés, et lorsque des histoires de terreur ou d'extermination sont évoquées, ce sont les «nazis ukrainiens» qui sont tenus pour responsables.
Les présentateurs des talk-shows balaient d'un revers de main les accusations de crimes de guerre russes en les qualifiant de «fake», qu'ils parsèment de commentaires haineux et cyniques. Ils en profitent pour se moquer des craintes des pays de l'UE de se retrouver face au froid l'hiver prochain.
Toute critique de l'action du gouvernement russe est étiquetée par les propagandistes comme la présence d'une «cinquième colonne» qui ose s'opposer à la «grande civilisation russe».
On parle de «renégats russophobes» et de «prostituées payées par l'Occident». Vladimir Poutine lui-même avait demandé, il y a quelques semaines, à ce que les «traîtres» soient expulsés de Russie, comme des «mouches impropres».
La violence fait partie intégrante de la politique russe. Et elle laisse des traces au sein de toutes les strates de la société. Elle se transforme en peur, en colère, en impuissance.
Car les Russes ont l'habitude de s'adapter et ne sont que peu dépendants de l'Etat. Ils savent que pour l'Etat, l'individu ne compte pas et en retour, les gens n'en attendent rien. Chacun se débrouille pour survivre.
Dès le jardin d'enfants, l'esprit critique n'est pas mis en avant. Le citoyen russe doit se soumettre à sa hiérarchie, avant tout. Pour beaucoup, ce sentiment de ne pas pouvoir décider soi-même de sa vie provoque un sentiment d'impuissance. Cette société a appris à accepter la violence, l'impuissance et l'inhumanité, au quotidien.
Dans les régions plus pauvres, on entend souvent dire: «De toute façon, la vie est déjà assez dure». Dans ces zones, les jeunes hommes cherchent souvent leur salut dans l'armée, qui paie bien, attire par un sentiment d'ascension sociale, promet honneur et respect. Pour les familles des jeunes tombés au combat et utilisés comme de la chair à canon, ce sont des héros.
«La vie doit continuer, mais comment?», se demande Alexandre*. Son entreprise de décoration se maintient tant bien que mal.
Dans sa famille, il s'est brouillé avec presque tous ses proches, qui soutiennent l'«opération militaire spéciale» de Poutine. Il a pourtant effectué son service militaire.
De temps en temps, il se rend à la place du Manège, juste à côté du Kremlin. Il est là, silencieux, sans pancarte à la main. «Je veux au moins pouvoir me regarder en face», dit-il.
A certains moments, Alexandre se sent comme paralysé:
L'entrepreneur tente de vivre avec incertitude. D'autres se sont installés depuis longtemps dans le mensonge de la propagande. Une solution tellement plus confortable.
*prénom d'emprunt