Un épais nuage de fumée parsemé de flammes au loin et la détonation qui, tardant à venir, frappe la plage et des vacanciers en maillot de bain qui courent dans les bas flots. L'image est d'importance car cette plage est située en Crimée.
Quelques jours plus tard, plusieurs dépôts de munition et de carburants russes ont soudainement explosé dans la même région. Les autorités russes parlent d'un «acte de sabotage», que l'on peut aussi comprendre par: une action de résistance ukrainienne. Kiev a confirmé être à l'origine des attaques, avant que d'autres ne se multiplient.
Les Ukrainiens indiquent depuis plusieurs semaines avoir lancé des contre-attaques et repris des territoires autour de Kharkiv et de Kherson. Mais à moins d'apprécier lire les cartes (à watson, on adore les cartes), il peut être difficile de se rendre compte de l'avancée des troupes.
En frappant le territoire de Crimée, Kiev envoie un message simple: la contre-attaque a réussi et ce n'est que le début.
D'autant plus que la péninsule de Crimée se situe à plusieurs centaines de kilomètres de la ligne de front. Pourquoi donc venir frapper à cet endroit alors que les canons russes bombardent les troupes ukrainiennes très loin de là?
Stratégiquement, frapper en profondeur des dépôts ennemis permet de fragiliser ses lignes de ravitaillement. Mais c'est surtout la place symbolique de la Crimée dans les imaginaires collectifs ukrainiens et russes qui font de ces attaques un game changer de la guerre.
Pour l'opinion publique russe, notamment, le choc est double: celui de voir des civils russes — eux aussi — touchés par la zone de guerre. Et celui de voir la péninsule de Crimée frappée par l'Ukraine.
Au centre de la bataille, le sentiment d'appartenance à la Crimée, dont le cœur est déchiré entre les Russes et les Ukrainiens. Les explosions sonnent comme un rappel que Kiev ne compte pas lâcher la péninsule.
Mais les choses ne sont pas si simples. Si l'annexion du territoire par Vladimir Poutine, en 2014, est toujours considérée par les Nations unies (ONU) comme illégale, la péninsule est peuplée en grande partie de Russes. Près de 59% de la population de Crimée se disait russe à cette époque, contre 22% d'Ukrainiens, relate Libération.
Historiquement, la Crimée est présente dans la sphère d'influence de Moscou depuis le 18e siècle. La péninsule est une zone stratégique d'importance pour la marine russe, tête de pont directe vers la zone de commerce méditerranéenne.
La ville de Sébastopol, au sud-ouest de la péninsule, est emblématique de la présence russe et abrite un très important port militaire. Au 19e siècle, lors de la Guerre de Crimée, les Russes défendent la ville becs et ongles contre les Turcs, aidés des Occidentaux, durant un siège qui dure une année entière.
Une importance stratégique toujours essentielle aujourd'hui, alors que la Turquie joue les entremetteuses dans la question sensible des céréales ukrainiennes, qui transitent de la mer Noire à la Méditerranée via le détroit du Bosphore.
Sous Staline, des vagues de déportations vident la Crimée de certaines de ses ethnies, notamment les Tatars, un peuple issu des grandes invasions mongoles et encore présent en Russie. Dès les années 40, la Crimée devient majoritairement peuplée par des Russes et des Ukrainiens.
En 1954, après la mort de Staline, la Crimée est «donnée» à l'Ukraine par Nikita Khrouchtchev pour célébrer l'union entre les deux peuples, rappelle Le monde, citant la Pravda:
Le nouveau leader de l'URSS, qui a fait une partie de sa carrière politique en Ukraine et s'en sent très proche, met en place une politique de déstalinisation. A ce moment, les deux pays frères de l'URSS pansent encore leurs blessures de la Seconde Guerre mondiale et le destin de la Crimée est vu comme commun.
A la chute de l'URSS, de premiers indices des problèmes à venir sont présents mais rien ne change. Le ver est dans la pomme, la situation est gelée pour un temps.
Dans le chaos, notamment économique, des années 90 qui frappe la Russie et l'Ukraine, la question n'est pas abordée de front.
De la moitié des années 1990 à 2013, les présidents ukrainiens sont majoritairement pro-russes, pour des raisons d'abord économiques puis en collaborant pleinement avec Vladimir Poutine. Les oligarques ukrainiens sont pro-russes pour la plupart.
En parallèle, la jeunesse de l'Ukraine qui n'a pas connu la guerre froide rêve timidement, mais certainement d'Europe. En 2004, un mouvement citoyen, la «Révolution orange», voit les colères populaires remonter à la surface, mais sans éclater réellement.
En Ukraine, la Crimée fait désormais partie du paysage. Mais à Moscou, c'est une autre histoire: on estime que les liens de la péninsule avec la mère Russie sont inaliénables et le «don» de Khrouchtchev est désormais perçu comme un contresens de l'histoire.
Fin 2013, la jeunesse ukrainienne a acquis un certain poids et la balance déraille, à la faveur notamment d'une nouvelle génération de politiciens. C'est la révolution de Maïdan. Le regard du pays «bascule» définitivement vers l'Ouest.
Pour Vladimir Poutine, une ligne rouge a été franchie. Si les territoires autour de Donetsk et Lougansk, où de nombreux pro-russes sont présents, ne sont pas aisés à prendre, la Crimée, en tant que péninsule, est l'endroit parfait pour une opération militaire éclair.
Au printemps 2014, les Criméens se retrouvent un matin visités par d'étranges individus. Des camions déversent de grandes quantités d'hommes cagoulés, vêtus d'uniformes militaires divers et sans insignes, qui commencent à patrouiller armés dans les rues. Les hommes ne parlent pas. A personne.
La situation est fragile et aurait pu dégénérer, mais il n'en est rien. L'opération se déroule sans heurts ni dérapages. Dans la foulée, Vladimir Poutine annonce un vote pour le rattachement de la Crimée à la Russie, qui doit avoir lieu deux semaines plus tard. La population l'accepte avec le score soviétique de 96,8%. La Crimée vient d'être annexée par la Russie.
L'objectif de Vladimir Poutine était double: reprendre le contrôle d'un territoire hautement stratégique et voler au secours des Russes de Crimée, à l'image des militants pro-russes des «républiques populaires» de Lougansk et de Donetsk.
Mais les Nations unies refusent de considérer le vote d'indépendance de la Crimée comme valide au vu des circonstances. Ce n'est pas grave: pour la Russie, cela suffira.
Pour prouver que la Crimée était bel et bien russe, le chef du Kremlin a inauguré en mai 2018 un pont de 18 kilomètres reliant la ville criméenne de Kertch à la Russie, conduisant lui-même l'imposant camion ouvrant le défilé d'ouverture.
Mais Kiev n'a pas oublié. Lors de son accession au pouvoir, en 2021, Volodymyr Zelensky remet le sujet de la Crimée sur la table de travail du gouvernement ukrainien. Son but? «Contribuer à la désoccupation» de la péninsule, relate Le monde. Une première conférence en ce sens avec nombre d'acteurs internationaux a vu le jour en août 2021.
En février 2022, l'importance stratégique de la Crimée sous contrôle russe se matérialise lors de l'invasion de l'Ukraine. Si la prise de Kiev, au nord, est un échec, les troupes parties de Crimée en direction de Kherson et de Marioupol progressent et toutes deux seront conquises après plusieurs mois de combat.
La question reste ouverte: les Criméens se sentent-ils plutôt ukrainiens ou russes? Selon Kiev, cela ne fait pas de doute:
Alors, la Crimée n'est-elle pour les Russes qu'une grande plage disponible pour l'été qu'ils rendront dès que les Ukrainiens commenceront à montrer des dents? Ou est-ce une simple projection de l'esprit des Ukrainiens en temps de guerre? Nous le verrons dans les prochaines semaines.
Car les Ukrainiens et les Russes se partagent encore la péninsule. Si celle-ci est Russe, une importante minorité ukrainienne y sera présente, et vice-versa. Les deux peuples frères vont devoir accepter de se côtoyer ou, à défaut, accepter de vivre en minorité sur la péninsule. Quant à la question stratégique, la raison du plus fort sera toujours la meilleure.