L'offensive lancée par Moscou en Ukraine en 2022 et les célébrations des 80 ans de la victoire sur l'Allemagne nazie exaltent un sentiment patriotique déjà très fort en Russie. Le Kremlin présente le conflit actuel comme un prolongement de celui contre Hitler, en affirmant combattre des «néonazis» ukrainiens.
Viktor Gladychev a, lui, vu des nazis de ses propres yeux. Enfant, pendant trois mois, il a vécu sous la botte allemande. Une expérience relatée dans Iounskaïa polyn (en français Armoise de juin), un film de Ioulia Botcharova sorti en avril et soutenu par le «Fonds présidentiel des initiatives culturelles», un organe du Kremlin.
En nous recevant dans son modeste appartement près de Moscou, Viktor Gladychev se remémore «comme si c'était hier» l'occupation de son village en 1941.
Les troupes hitlériennes ont attaqué l'Union soviétique en juin de cette année et, trois mois plus tard, le père de Vitia (diminutif de Viktor) est parti pour le front. Il y mourra en 1943.
A huit ans, Vitia, benjamin d'une famille nombreuse, se retrouve sans parents. Sa mère est décédée avant la guerre et les enfants s'installent chez leur tante et leur oncle à Smolino, près de Naro-Fominsk, à 70 km au sud-ouest de Moscou.
A l'automne 1941, les soldats allemands entrent dans le village sans coup férir. «Moscou est "kaputt", Staline est "kaputt", nous crient-ils», se souvient le vieil homme, ses yeux bleus pâles tournés vers le passé.
Neuf occupants s'installent dans leur maison. Le soir, les enfants doivent leur retirer les bottes. Et dans la rue, les Russes ont pour ordre de s'arrêter lorsqu'ils croisent un Allemand. Les villageois savent que ramasser un tract soviétique peut valoir la mort, explique Gladychev. Mais, un jour, il en trouve un et ne peut résister au désir de le raconter aux siens.
«Je le dis autour de moi et je deviens vite le héros du village», raconte-t-il, dans un sourire désarmant. Le lendemain matin, «on me sort pour me faire exécuter», poursuit-il sans émotion visible.
«Mais à ce moment-là, je suis davantage intrigué de voir de près la balle qui va sortir du canon» de l'arme, observe Viktor Gladychev, avec auto-dérision.
Soudain, son oncle Ivan «se jette sur l'Allemand et plaque son fusil au sol». L'oncle est ensuite férocement battu, mais il aura la vie sauve, comme Vitia, grâce à l'intervention d'un médecin autrichien.
En octobre 1941, les forces d'Hitler s'approchent de Moscou, où l'évacuation de la population est annoncée. Et, subitement, l'unité allemande qui stationnait à Smolino est remplacée par un orchestre militaire. L'ambiance change: les musiciens répètent sans interruption sur la place du village.
Faisant abstraction du froid glacial, Vitia suit chaque répétition et scrute avec attention le chef d'orchestre. «Ses cuivres m'obsédaient», avoue-t-il.
Les habitants découvrent que les Allemands préparent un «défilé de la Victoire», sur la place Rouge, défilé qui n'aura jamais lieu, car dès décembre l'armée Rouge lance une contre-offensive autour de Moscou.
Les nazis se replient, en contraignant les villageois à les accompagner. Commence alors un atroce périple, plein d'épreuves dont le froid et la faim ne sont pas les pires. Dans un village près de Borovsk, à 130 km au sud-ouest de Moscou, Vitia entend des cris déchirants depuis une maison aux fenêtres et portes obstruées: des habitants y sont brûlés vifs par les troupes nazies.
Lors de leur retraite, les Allemands utilisent des civils, dont Vitia et ses proches, comme boucliers humains. Mais le petit garçon parvient à s'échapper, toujours en décembre 41, et à rejoindre les lignes soviétiques.
«De bons Allemands, j'en ai vu aussi», ajoute brusquement le vieux monsieur, avec un sourire. Un officier lui a ainsi prêté un couteau pour découper de la viande sur un cadavre de cheval gelé.
Et ce ne sont pas les musiciens de l'armée allemande, mais lui, Viktor Gladychev, devenu trompettiste, qui a participé à une quinzaine de défilés de la victoire du 9-Mai sur la place Rouge. (afp)