Le communiqué est tombé le 8 mars, sous forme d'un message sur Telegram.
Six mots en guise de nécro, et surtout, une coche de plus sur la liste des richissimes Russes disparus prématurément.
Comme tout oligarque qui se respecte, le CV et la vie du sulfureux milliardaire est ponctuée d'autant de scandales que de zones d'ombres. Pendant une trentaine d'années, Sergey Grishin s'est appliqué avec zèle à se protéger des caméras et du regard des journalistes curieux. Jusqu’à la fin des années 2010, ses interviews se comptent sur les doigts d’une seule main.
Du coup, personne ne sait exactement comment celui que le magazine russe Finance décrit en 2008 comme «l'un des banquiers les plus mystérieux de Russie», a bâti sa fortune mirobolante.
La légende raconte que, dans les années 80, le jeune diplômé de physique débuté sa carrière en cuisinant des biscuits et des hot-dogs dans son appartement de Moscou, avant de les écouler dans la rue avec une marge de 10%. Sa toute première entreprise.
L'entrepreneur en herbe n'a que 28 ans lorsqu'il saute sur l'opportunité d'acquérir la Loubianka Bank, en 1994. La Russie subit alors de plein fouet les politiques de privatisation de Boris Eltsine. Sous sa houlette, l'institution change de nom pour devenir la Rosevrobank et l'une des cinquante banques les plus importantes du pays.
C'est sous sa direction également que l'institution se trouve mêlée à l'un des pires scandales de blanchiment d'argent de mémoire d'économiste: la «laverie russe», une incroyable machinerie qui aurait permis de sortir de Russie plus de 19 milliards d’euros d’argent sale avec la complicité de juges moldaves.
En 2018, plus de trois décennies après avoir acquis Rosevrobank, Sergey Grishin vend ses parts. L'occasion d'une série de vidéos-confessions-revendications sur YouTube. Bras croisés, voix posée, sur fond du blason familial aux lettres «SG» qui ornent son jet privé (un engin baptisé Gulfstream à plus de 30 millions de dollars), le financier sort de sa réserve. «Salut tout le monde. Je m'appelle Sergey Grishin, j'étais le président de Rosevrobank.»
Entre deux explications techniques sur l'encre invisible polonaise qui lui a permis de signer des chèques en blanc et son système de fausses notes d'avis, le banquier clame être l'architecte d'une fraude de 60 milliards de dollars à la Banque centrale de Russie. «La plus grande escroquerie de tous les temps»: c'est lui.
Enfin, pas que. Il y en a d'autres, les «bonnes personnes», ceux l'ont aidé et dont il est prêt à donner les noms.
L'ampleur exacte de la fraude, pour laquelle Sergey Grishin n'a jamais été inquiété par les autorités russes, reste inconnue. Surtout qu'à l'époque de ces confessions, il s'est envolé depuis plusieurs années aux Etats-Unis, son pays de coeur.
Le richissime homme d'affaires a goûté au style de vie permis par le capitalisme américain: jet privé, maisons en Californie et ranch près de Washington. Cependant, il a beau vouer un culte à son pays d'adoption, Grishin a un problème. En 2018, il ne dispose toujours pas de la nationalité américaine. Il lui vient alors une idée originale: s'adresser directement à un autre magnat des affaires. Le président Donald Trump.
«Monsieur le Président, j'ai quelque chose de très important pour vous. (...) Je peux vous assurer que ce pays, la vie de ses citoyens, et sa réputation sont menacées. Je suis prêt à envoyer les détails ce soir via FedEx.» Et si, en échange de ces informations capitales, il ose «demander quelque chose en retour»?
Au moment de la publication des vidéos, Sergey Grishin a déjà fondé plusieurs entreprises et investi massivement dans l’immobilier de sa nouvelle patrie. En 2008, il a acquis «El Fureidis», résidence californienne et emblématique lieu de tournage du film Scarface d'Al Pacino. La villa lui vaut la modique somme de 20 millions de dollars et, surtout, le sobriquet de «scarface oligarch».
L'oligarque a également déboursé 25,3 millions de dollars pour s'offrir le «Chateau of Riven Rock», à Montecito. Une bâtisse bien connue du grand public puisqu'elle finira par être rachetée, onze ans plus tard, par un autre couple d'immigrés: le prince Harry et son épouse Meghan Markle.
Pressé, Sergey Grishin accorde même aux exilés de la Couronne britannique un généreux rabais de dix millions sur le prix initial. Le millionaire a un urgent besoin d'actifs et un procès à plusieurs millions de dollars qui lui pend au nez.
Sa troisième épouse, Anna Fedoseyeva, réclame un dédommagement de 70 millions millions de dollars pour les souffrances mentales endurées pendant leur mariage.
Si ses scandales financiers ont fait couler beaucoup d'encre, les relations complexes du richissime oligarque avec les femmes font tout autant de bruit. Ne vous fiez pas à sa bedaine replète et à ses airs de nounours; les affrontements judiciaires et les anciennes conquêtes traumatisées qu'il essaime derrière lui ont attiré un second surnom: «Barbe Bleue».
Lorsqu'il rencontre Anna Fedoseyeva, courant 2015, Sergey Grishin a déjà trois brefs mariages et une petite fille derrière lui. La nouvelle élue n'affiche pas le profil type du milliardaire - âgée de 33 ans, cette organisatrice d'évènement s’avère bien plus âgée que les escortes que fréquente son compagnon.
La jeune mariée quitte sa ville de Saint-Pétersbourg pour la Californie et une vie de «conte de fées» avec Bentley, fourrures, hôtels et centres de villégiature dispendieux. Leur mariage durera moins d'un an. En 2018 s’ouvre un nouveau chapitre, bien moins enchanteur. Des années de bataille judiciaire amère et désenchantée, ponctuée par des accusations d'harcèlement, d'extorsion, des menaces de mort, des violences conjugales, des coups et blessures.
Selon des documents judiciaires consultés par le média d'investigation Mother Jones, le financier est soupçonné d'avoir pointé une arme sur la tête de son ex-femme ou encore de lui avoir cassé des dents.
Anna Fedoseyeva, elle, est accusée par son ancien mari de lui avoir extorqué des millions de dollars pour se mettre en ménage avec une femme, une cinéaste américaine. Arrêtée en Russie, la jeune femme sera enfermée pendant 10 jours avant d'être relâchée par les autorités.
Anna Fedoseyeva ne sera ni la première, ni la dernière conquête à payer de la prison sa relation tumultueuse avec l'oligarque. D'autres témoignages suivront. En mars 2020, une escorte de 23 ans est écrouée après avoir été accusée de lui avoir volé de l'argent dans le tiroir de son bureau.
Après avoir vendu le château de Riven Rock au duc et à la duchesse de Sussex, Sergey Grishin, fragilisé par ses affaires judiciaires à répétition, ses problèmes de santé et sa prédisposition à l'hypocondrie, retourne vivre à Moscou.
Dans une interview pour le média russe Lenta, désireux de se racheter une santé et une respectabilité, il va jusqu'à se décrire comme une «personne honnête qui réussit». L'escroc repenti jure d'investir dans le développement de la Russie et félicite les autorités d'avoir soutenu l'économie pendant la pandémie.
Drôle de retournement pour celui qui promettait de vendre au plus offrant l'identité des «criminels russes» et «représentants des structures dirigeantes du pays» qui l'avaient aidé à escroquer 60 milliards de dollars.
Le 6 mars dernier, le discret Moscovite est admis à l'hôpital en urgence en raison de graves «problèmes circulatoires au cerveau». Officiellement, c'est une septicémie qui a coûté la vie à Sergey Grishin, à l’âge de 56 ans.
Officieusement, force est d'admettre que rarement la mort d'un oligarque n'aura fait les affaires d'autant d'ennemis, accumulés depuis des années par le plus américain des milliardaires russes.