Nous allons vous raconter l’histoire d’un homme qui sera toujours fier d'avoir conçu des résidences «complètement dingues pour 44 des 100 escrocs russes». Et l'Unité de police économique et financière de Brescia, province située au nord de l'Italie, parlait mercredi d'un «épilogue».
Après une longue enquête, des biens appartenant à Lanfranco Cirillo ont été officiellement saisis. Au total, ce ne sont pas moins de 141 millions d'euros qui tracassaient le fisc depuis 2013. L'homme de 63 ans est officiellement accusé de blanchiment d'argent et de contrebande. Dans le lot:
«Ainsi que divers autres biens de luxe», se permet de résumer l'enquête. C'est l'hélicoptère, immatriculé en Russie, qui avait fait plonger les deux narines de la police financière dans les affaires de Lanfranco Cirillo. En mars dernier, l'engin volant n'avait bêtement pas rempli les obligations douanières italiennes. Résultat: un fort «soupçon de résidence fictive à l'étranger». Damned.
Vous vous en doutez, Lanfranco Cirillo n'est pas le premier touriste venu. Architecte italien ascendant businessman (ou l'inverse), l'homme est célèbre pour être «l'architecte de Vladimir Poutine». Son joujou, le «Palais de Poutine», planté au bord de la mer Noire.
C'est la Fondation anti-corruption de l'opposant (et prisonnier) russe Alexeï Navalny qui l'a baptisé ainsi, à la suite d'une vaste enquête sur son occulte financement. Cette dernière s'est achevée par un film diffusé sur YouTube, en 2021, et qui a fait trembler les moulures du Kremlin.
Si, jusqu'au début de la guerre en Ukraine, le personnage jonglait avec sa fortune entre Moscou, Brescia, New York et Dubaï, ses débuts sont parsemés de nuages particulièrement épais. Longtemps, il a tenu à décrire ses premières années comme celles d'un «pauvre artisan italien vivant dans une cabane». Sauf que certains vont jusqu'à douter de son statut d'architecte.
Selon The new times, Cirillo ne serait inscrit dans aucun registre officiel du métier. «Vous pensez sérieusement que j'aurais été capable de concevoir et de faire tout ce que j'ai fait sans études? C'est ridicule», avait-il asséné à Meduza en février 2021. A l'époque, l'homme avait malgré tout refusé de brandir des preuves aux journalistes.
Qu’à cela ne tienne, l’ambitieux et jeune «artisan» aurait obtenu son diplôme à l'Université Ca'Foscari de Venise (où il est né), pour ensuite «acquérir de l'expérience en tant que designer de meubles et d'intérieur un peu partout» en Italie, avant de voyager et travailler dans «quelques pays arabes pendant deux ou trois ans».
Tout était décidément très vague avant qu’il ne fasse des vagues. Mais ce «modeste» passé italien, très peu pour lui. Sa carrière, c'est en Russie qu'il l'a menée. Et pendant 20 ans.
Une carrière qui a démarré en 1993, un peu comme dans un mauvais polar ou un traquenard. Alors qu'il se promenait dans les rues de Milan, il aurait reçu un coup de fil d'un ami: «Il y a des Russes ici, mais ils parlent aussi très bien allemand».
Après avoir confessé maîtriser deux verbes de la langue de Karl Lagerfeld, Lanfranco Cirillo s'est très vite retrouvé à bricoler «une datcha pas loin de Moscou». La conquête russe, la fortune et les emmerdes pouvaient alors commencer pour celui qui, dans sa période dodue, se considérait comme «l'architecte le plus en vogue de Russie».
Car cette toute première mission germano-russe lui a permis de rencontrer, en 1995, le PDG de la société Lukoil, Vaguit Alekperov. Son mentor. Il raconte que l'épouse de ce magnat du pétrole pouvait l'appeler dix fois par jour pour comprendre le fonctionnement des appareils que l'Italien avait confectionné pour les appartements du couple.
Mais ça valait le coup: «Quand je lui ai présenté le plan du premier logement, Vaguit a fait apporter une valise de dollars, a compté la somme entière et a rempli un cabas. Dans le métro, à mon retour, mes jambes tremblaient». Pour l'anecdote, le PDG de Lukoil, septième fortune de Russie, a démissionné le 21 avril dernier, après avoir vu ses avoirs gelés par la communauté internationale.
Durant 20 ans, Lanfranco Cirillo fera construire plusieurs dizaines de propriétés de luxe pour de nombreux oligarques russes. Il confessera aussi avoir dû régulièrement assouvir les fantasmes architecturaux de ses clients. De gigantesques stands de tir en sous-sol à des statues en autoportrait des propriétaires, en passant par une salle de bain de 54 mètres carrés entièrement fabriquée en nacre, albâtre et onyx.
Son interlocutrice la plus éreintante? Une certaine... Svetlana Medvedeva, épouse de Dmitri, qui l'aurait accaparé pendant sept heures pour être bien certaine que le vert choisit pour les rideaux était le bon vert. «J'ai fait tellement de choses. Je peux même vous dire que j'ai conçu pratiquement tout le Roublevka», a-t-il régulièrement fanfaronné dans les médias, notamment italiens.
Mais ce sont ses différentes casquettes de patron de l'immobilier qui feront de Lanfranco Cirillo une sorte d'étrange et puissant personnage de film. Proche de la plupart des hommes d'affaires russes, celui qui est passionné de voile a surtout fait fortune grâce à la société Star trading engineering, fondée avec l'aide de l'oligarque Yaroslav Petrashov.
Au fil des ans (et officiellement), Lanfranco Cirillo a engrangé beaucoup d'argent en concevant des bâtiments pour de grandes entreprises russes et ses dirigeants. Sans oublier qu'il en a profité pour acquérir au passage des logements, parmi les plus chers du pays.
Encore aujourd'hui, les nombreuses enquêtes sur sa carrière n'ont su précisément cerner tous ses faits d'armes dans l'immobilier. Un architecte qui a longtemps cultivé une infatigable discrétion. Si, durant ses meilleures années, l'homme était entouré d'une centaine d'employés, peu l'ont rencontré en personne. «Je l'ai croisé une seule fois, de loin, à une fête du personnel», dira l'un d'eux au média Meduza.
Lanfranco Cirillo, qui a obtenu la nationalité russe en 2014 en s'adressant «directement à l'administration présidentielle», jure n'avoir jamais rencontré le maître du Kremlin. Dans ses bureaux de Moscou, on pouvait pourtant trouver des portraits de Vladimir Poutine. L'un d'eux trônait fièrement au-dessus de son appareil de musculation. Ce qui n'a jamais empêché l'architecte controversé d'afficher un respect franc à «cet homme qui aime la Russie et le peuple».
Mais ce qui le lie intimement au président russe est, paradoxalement, ce qu'il n'a jamais cessé de réfuter: la commande de Vladimir Poutine en personne d'une résidence un peu particulière. D'ailleurs, aujourd'hui encore, tous les officiels russes nient leur implication dans le célèbre «palais de Poutine», une luxueuse datcha située au bord de la mer Noire à Guelendjik, au sud de la Russie.
Mais selon plusieurs enquêtes, dont la plus fracassante fut celle de l'agence Reuters en 2014, l'imposante bicoque aurait été construite aux frais du contribuable et pour l'usage personnel du président. Si notre architecte italien a toujours confirmé avoir bien participé à la réalisation du palais, il affirme n'avoir jamais su que Poutine était derrière le projet (et les murs). Problème, sur un budget pharaonique de plus d'un milliard de dollars, 48 millions provenant de fonds détournés ont été déposés sur un compte au Liechtenstein, propriété de la société Medea investment enregistrée à Washington par... Lanfranco Cirillo.
Le palais, en vrac? Une orangerie de 2500 mètres carrés, deux héliports, une patinoire souterraine pour tâter du puck, un étang, une piscine, un casino, un théâtre, une centrale électrique, plusieurs bâtiments pour loger le personnel, un port privé et même une église. L'ensemble du domaine représente 39 fois la taille de Monaco.
On pourrait encore vous préciser que le multimillionnaire fabrique du vin dans son immense domaine de Capriano del Colle où il avait, un jour, engagé le vigneron de Sting. Qu'il a tenté de faire pousser des villages typiquement italiens en Russie. Ou qu'il aurait même accueilli et formé de jeunes marins russes en vue des JO de Tokyo.
Mais on se contentera de conclure la fantasque épopée d'un «pauvre artisan», par un drame cruellement plus humain: Lanfranco Cirillo a officiellement quitté Moscou il y a cinq ans pour être au chevet de sa fille Elisabetta, autrefois influenceuse et écrivaine italienne, finalement décédée à 33 ans d'un cancer du sein. On disait d'elle qu'elle avait «hérité de l'énergie de son papa».
Prochaine étape (sans hélicoptère): la justice italienne.
Sources: