S'il est une (rare) chose dont Vladimir Poutine n'a jamais fait mystère, c'est de son goût prononcé pour une vie austère. Toutefois, si le maître du Kremlin ne se laisse pas aller aux plaisirs de la bonne chère, il a fait de la nourriture une partie intrinsèque de sa stratégie politique.
Subtile démonstration la semaine dernière, lors du festival Putinpalooza, organisé pour marquer le coup du premier anniversaire de «l'opération militaire spéciale», au cœur de Moscou et d'un stade de 81 000 places.
Au menu? Chants patriotiques passionnés, ferveur nationaliste et copieuses rations de cornichons, saucisses, kasha (le porridge russe) et de soupe aux choux gratuites. Difficile de rendre plus bel hommage au proverbe russe qui veut que:
En Russie, l'heure est au chauvinisme gastronomique. Pas tant au caviar ou aux bouchées raffinées servis dans les russian tea rooms d'Occident qu'à une authentique cuisine russe. «Paysanne, brute, prête, et basée sur des ingrédients pauvres.»
«Les Russes peuvent tout à fait survivre avec rien d'autre que du chou et du kasha. C'est la nourriture de la rodina, la mère patrie», glisse John Mariani, journaliste et historien de l'alimentation pour Forbes.
Aussi rustres que puissent paraître les goûts de la population russe, les habitudes alimentaires ont évolué depuis l'époque où les oligarques du tsar nourrissaient leurs paysans et esclaves héréditaires à coup de pain de seigle et de kasha épaisse, recouverte de saindoux.
Vladimir Poutine doit désormais cajoler les 143 millions d'estomacs adoucis par 30 ans de mondialisation et de fastfoods américains.
Sur le papier, le dirigeant de l'un des plus grands producteurs de blé du monde n'a pas grand-chose à craindre. Selon les analystes du renseignement américain consultés par le Daily beast, il y a suffisamment de choux dans le garde-manger de Poutine pour garantir la survie de sa population. D'autant que ses troupes ont mis la main sur environ 22% des terres agricoles de l'Ukraine.
Dans les faits, c'est plus compliqué. Depuis 2014, c'est un véritable match de tennis économique qui se joue entre l'Etat russe et l'Union européenne (UE). Aux sanctions occidentales pour l'annexion de la Crimée, la Russie a répliqué avec une réduction drastique des importations de l'UE.
Depuis huit ans, l'accès à des aliments de qualité abordables s'est réduit comme peau de chagrin. Les citoyens paient le patriotisme alimentaire de leur président au prix fort.
Derrière ce qu'on présente comme une «aubaine» pour l'agriculture nationale, les images de meules de fromage barattées sous les chenilles des bulldozers, des tranches de bacon incinérées et de camions de pommes brillantes jetées dans les décharges, ont du mal à passer. Bilan de ce drame comestible: 26 000 tonnes de nourriture détruites en 2018, selon les autorités douanières russes.
Pour combler le vide laissé par le parmesan italien, strictement interdit, les entreprises agricoles russes se bousculent au portillon. En particulier quelques firmes peu scrupuleuses qui, libérées de la disparition brutale de la concurrence étrangère de haute qualité, ont la voie libre pour inonder le marché avec leurs substituts douteux. Sans oublier l'absence quasi totale de contrôle - l'agence russe de protection des consommateurs ayant été presque entièrement démantelée en 2010.
L'insécurité alimentaire dans son propre pays a beau faire frissonner Vladimir Poutine, elle représente aussi une arme de destruction massive inégalée. Faute de gagner la guerre avec des méthodes conventionnelles, la Russie peut espérer compenser ses échecs militaires par une véritable «campagne de la faim». Les émissaires et propagandistes du Kremlin ne s'en cachent pas. L'an dernier, Dimitri Medvedev, lâche sur Telegram: «La sécurité alimentaire de nombreux pays dépend de nos approvisionnements».
En juin, Margarita Simonyan, rédactrice en chef de la chaîne d'Etat RT et confidente personnelle de Poutine, assène de son côté à la télévision nationale: «Tout notre espoir repose sur la famine».
Près d'un siècle après l'Holodomor, cette famine dévastatrice qui a fait 3,9 millions de victimes ukrainiennes sous Staline, la tactique de la Russie a relativement peu évolué. Tout comme ses objectifs. Après tout, une famine à l'intérieur et à l'extérieur de l'Ukraine peut déstabiliser les nations du monde entier.
S'il est quasiment impossible de déterminer les impacts précis de l'utilisation de la famine comme arme de guerre en Ukraine, une chose est sûre: il s'agit probablement de l'une des méthodes les plus «dévastatrices» qui soient.
En avril dernier, Dimitri Medvedev concluait son message provocant par une métaphore: «La Russie prendra son petit-déjeuner seule, partagera le déjeuner avec ses amis et privera ses ennemis de dîner». Mais alors que l'économie russe se rétracte et que les Russes goûtent à l'amertume de la privation, le Kremlin ne doit pas oublier une réalité très crue: la faim n'est pas une arme discriminatoire.