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En Russie, l’étrange cas d'une «terroriste extrémiste» de 72 ans

En Russie, l’étrange cas de Mme Maïboroda.
D'abord enjouée par la politique de Vladimir Poutine, cette retraitée a vite déchanté, et a commis l'erreur de partager ses sentiments sur les réseaux sociaux.Image: AFP / Imago, montage watson

En Russie, l’étrange cas d'une «terroriste extrémiste» de 72 ans

D'abord conquise par la Russie de Vladimir Poutine après une décennie de troubles post-sovétique, Evguénia Maïboroda, une femme de 72 ans, a retourné sa veste et usé des réseaux sociaux pour dire ce qu'elle pense du président. Elle en paye aujourd'hui le prix.
13.07.2025, 16:0213.07.2025, 16:02
Romain COLAS, Pologne / AFP
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La retraitée russe porte un col roulé rouge et une toque en fourrure. Elle écoute le verdict qui tombe, puis, raconte un témoin, comme frappée par les mots du juge, se met à «saigner du nez».

Ce 29 janvier 2024, Evguénia Maïboroda, alors âgée de 72 ans, est condamnée à cinq ans et demi de prison pour s'être opposée à l'invasion de l'Ukraine. Six ans plus tôt, elle soutenait Vladimir Poutine et l'annexion de la Crimée.

Sur une photo prise au tribunal de Chakhty, dans le sud-ouest de la Russie, elle est assise sur le banc des accusés, la main posée sur le cœur. Son regard, étrange, exprime la stupeur et une pointe de reproche.

Cette photo diffusée le 3 juillet 2025 montre Evguénia Maïboroda, assise sur le banc des accusés lors de l'annonce du verdict dans son affaire au tribunal municipal de Shakhty.
Cette photo diffusée le 3 juillet 2025 montre Evguénia Maïboroda, assise sur le banc des accusés lors de l'annonce du verdict dans son affaire au tribunal municipal de Shakhty.Image: HANDOUT / AFP

Dans son affaire, elle a été accusée d'avoir partagé deux contenus illégaux sur les réseaux sociaux: l'un véhiculant de «fausses informations» sur l'armée russe, l'autre comportant un «appel public à commettre des activités extrémistes».

Pour cette raison, avant même le jugement, Maïboroda, une ancienne employée d'une mine de charbon, avait été placée, le 28 avril 2023, sur la liste des personnes décrétées «terroristes et extrémistes» par la Fédération de Russie.

Comment une retraitée pro-Kremlin est-elle devenue une «terroriste»? En s'appuyant sur des documents, des témoignages et un échange avec Maïboroda depuis sa prison, il a été possible de reconstituer une histoire de résistance peu habituelle, remplie d'ambivalences qui éclairent la société russe.

Le séisme de la chute de l'Union soviétique

Evguénia Nikolaïevna Maïboroda est née le 10 juin 1951 à Kamenolomni, au sud de la ville de Chakhty, dans la région de Rostov, frontalière de l'Ukraine. Elle y rencontre son futur mari, Nikolaï Maïboroda, lors de leurs études dans un institut technique.

Le couple commence à travailler dans une mine de charbon près de Chakhty. Il est mineur dans une brigade réputée, et elle opératrice dans la centrale électrique associée à l'exploitation. Ils ont un fils, nommé Sergueï.

Les Maïboroda forment une famille idéale, les mineurs étant haut placés dans la hiérarchie soviétique. Ils profitent de privilèges et voyagent à travers le bloc communiste. Quand l'URSS s'effondre en 1991, ils subissent un déclassement économique, avec la suspension du versement des salaires, mais également symbolique, car les valeurs qu'ils incarnaient sont remplacées par celles d'un capitalisme sauvage.

Le 31 août 1997, journée des mineurs, une date importante dans la mythologie soviétique, leur fils unique a un accident de voiture. Il meurt à seulement 25 ans.

Maria, une proche témoignant anonymement pour raison de sécurité, commente:

«On était à l'enterrement. Elle était dans un tel état qu'elle ne se rappelle plus de rien. Son fils était tout pour elle»

En 2002, la mine ferme. Moins de dix ans plus tard, en 2011, son époux Nikolaï décède à son tour d'une maladie fulgurante.

Un profond amour pour Vladimir Poutine

Evguénia Maïboroda se réfugie alors dans la religion et prend soin d'elle: sur les photos, elle est habillée élégamment avec toujours, sous les yeux, un fin trait de crayon noir. Maria énonce:

«C'est une meneuse dans la vie. Elle est très dure à briser»

Fin 2017, Maïboroda découvre les réseaux sociaux et crée un compte sur VK (l'équivalent russe de Facebook). Sa page montre son évolution politique.

Pendant cinq ans, elle partage des centaines d'images de chats, de fleurs, des blagues, des messages religieux et nostalgiques de l'URSS… et occasionnellement des commentaires sur le pouvoir en place.

Entre mars et août 2018, elle publie une trentaine de photos avec des légendes qui présentent Vladimir Poutine comme un dirigeant merveilleux qui redonne sa grandeur au pays.

Sur l'une d'elles, Poutine dit à Donald Trump qu'il rendra la Crimée à l'Ukraine «si les Etats-Unis rendent le Texas au Mexique et l'Alaska à la Russie». Sur une autre, l'ex-président ukrainien Petro Porochenko est qualifié de «débile».

Jusque-là, rien d'exceptionnel. Le discours de stabilité et de puissance retrouvée du poutinisme a séduit beaucoup de Russes meurtris par la crise des années 1990.

Une soudaine haine à l'encontre de Poutine

Puis intervient la métamorphose. A partir de l'été 2018, la Russie est touchée par des protestations contre la hausse brutale de l'âge du départ à la retraite. La grogne vient d'en bas et sort des cercles d'opposition des grandes villes.

Karine Clément, spécialiste des mouvements sociaux russes, commente:

«D'habitude, Vladimir Poutine se pose en arbitre, en garant des intérêts de la population, en grand chef populiste. Mais là, c'est la première fois où il prend la parole pour défendre une réforme, disons, antisociale.»

Cet engagement fait chuter la popularité du président, mais aucune manifestation massive n'a lieu. Fin 2018, la tonalité des messages politiques d'Evguénia Maïboroda change néanmoins complètement.

Elle partage des messages dénonçant la pauvreté en Russie, un pays pourtant très riche en ressources naturelles, souligne-t-elle.

La journaliste Tatiana Vassiltchouk, du média indépendant Novaïa Gazeta, a effectué un reportage à Maïski, le village de Maïboroda miné par le chômage et les problèmes de déchets. A ce sujet, Maïboroda décrit:

«Le village se noie dans les décharges d'ordures»

En 2020, Evguénia Maïboroda s'oppose à la révision constitutionnelle ayant permis au président de rester au pouvoir jusqu'en 2036. Sur l'une de ses publications, elle déclare:

«Non à un Poutine éternel, non aux mensonges et à la corruption éternels»

Arrive la guerre en Ukraine

Arrive l'invasion russe de l'Ukraine en février 2022. Sur son compte VK, Maïboroda fustige l'agression et soutient le régiment ukrainien Azov, fondé par des militants d'extrême-droite dont des néonazis, qui jouit aujourd'hui d'une réputation héroïque pour ses faits d'armes, notamment sa résistance lors de la bataille de Marioupol.

En Russie, tout soutien aux forces ukrainiennes, surtout Azov qui a depuis élargi son recrutement, ou opposition publique au conflit, est traqué par les services de sécurité qui ont ainsi écroué des centaines de personnes.

Des personnes s'assoient dans un sous-sol pour s'abriter d'une attaque de drone russe à Kharkiv le 7 juillet 2025, dans le cadre de l'invasion russe en Ukraine.
Des habitants s'assoient dans un sous-sol pour s'abriter d'une attaque de drone russe à Kharkiv le 7 juillet 2025, dans le cadre de l'invasion russe en Ukraine.Image: SERGEY BOBOK / AFP

Maïboroda est alors repérée. En février 2023, son domicile est perquisitionné. Elle reçoit une amende et une première courte peine d'emprisonnement. Une affaire criminelle est ouverte, menant à sa condamnation de janvier 2024.

Il lui est reproché d'avoir publié sur VK un message dénonçant les milliers de victimes du siège de la ville ukrainienne de Marioupol, au printemps 2022, mais aussi d'avoir partagé une perturbante vidéo. Dans cette dernière, une fillette s'exprime devant un ordinateur dont l'écran affiche une croix gammée. Elle tient un couteau et appelle, en ukrainien, à égorger des Russes.

Ces images, publiées par un compte pro-Kremlin, alimentent le récit du pouvoir russe qui, du fait de l'admiration de certaines formations militaires en Ukraine pour les nationalistes ukrainiens ayant combattu l'URSS avec Hitler, dit mener une guerre contre des «néo-nazis».

Une femme pleure en utilisant un téléphone portable dans un immeuble résidentiel endommagé suite à une attaque de drone russe.
Une femme pleure en utilisant un téléphone portable dans un immeuble résidentiel endommagé suite à une attaque de drone russe.Image: SERGEY BOBOK / AFP

Pour avoir repartagé cette vidéo qui, selon les services de sécurité ukrainiens (SBU), déforme la réalité et faisait partie «d'une campagne de propagande», Maïboroda se retrouve accusée de nazisme. Une source proche du dossier, sous couvert d'anonymat, déclare:

«Elle ne défend pas cette idéologie»

Maïboroda, qui a de la famille en Ukraine et s'y rendait régulièrement, a expliqué au tribunal qu'un de ses cousins avait été blessé, à l'été 2022, par un bombardement russe sur la ville de Dnipro.

Exprimer une opinion dans le «brouillage» du Kremlin

Selon sa proche, Maria, Maïboroda n'a pas perçu le danger de son militantisme virtuel et s'est égarée «comme un agneau». Mais sa politisation montre aussi une certaine lucidité. La sociologue Karine Clément note:

«Il faut être très intelligent pour s'orienter dans la sphère publique russe»

Car, selon elle, le Kremlin entretient un «brouillage des consciences» à coups de paradoxes assumés et de désinformation qui, en plus des persécutions judiciaires, vise à décourager «la formation de mouvements politiques de masse».

Vladimir Poutine dirige la Russie d'une main de fer, et son emprise ne fait que se resserrer.
Vladimir Poutine dirige la Russie d'une main de fer, et son emprise ne fait que se resserrer.Image: Imago

Le récit présentant l'invasion de l'Ukraine comme «un combat contre le nazisme» dans un pays dirigé par un président d'origine juive, Volodymyr Zelensky, illustre cette stratégie du chaos, estime l'experte.

Le tumulte des années 1990, quand des oligarques présentaient leurs réformes ultralibérales comme des avancées vers la «démocratie», a aussi favorisé la confusion puis l'autoritarisme de Poutine, poursuit-elle.

Aujourd'hui, la sociologue associe le soutien de nombreux Russes à la guerre à une «soif de faire communauté» et voit Maïboroda comme une personne sortie du lot pour avoir «une bonne image de soi».

L'affaire a eu un certain écho dans les médias et les ONG d'opposition en Russie et en exil. L’organisation Memorial l’a très vite reconnue «prisonnière politique» et des critiques du Kremlin ont estimé que son cas illustrait l'intensité croissante de la répression.

«Tu ne tueras point»

Contrairement à des milliers de prisonniers ukrainiens détenus au secret et torturés, Evguénia Maïboroda, en tant que citoyenne russe, a des conditions d'emprisonnement plutôt correctes. Elle peut théoriquement recevoir des lettres, certes censurées par l'administration pénitentiaire, et passer, parfois, des appels téléphoniques.

Début juin, après six mois d'attente incertaine, elle a pu répondre à des questions de l'AFP lors d'un appel de 10 minutes enregistré par un intermédiaire, depuis sa prison dans la région de Rostov.

Ses proches la décrivaient au printemps comme déprimée et souffrante. Mais son ton, lors de cet appel, est étonnamment énergique pour une femme de 74 ans emprisonnée depuis un an et demi. Elle explique, la voix hachée par la transmission téléphonique:

«Le plus dur pour moi, c'était la privation de liberté. C'est trèèès dur. Mais ma foi et mes prières m'ont aidée»

Mais pourquoi a-t-elle partagé cette vidéo d'une fillette, devant un emblème nazi, qui appelait à tuer des Russes? Elle répond:

«C'est arrivé par accident, c'était stupide»

Elle déclare exécrer «la haine», «les mensonges» et affirme que ses «vertus préférées» sont «l'amour et la joie de vivre».

Sur les raisons de son opposition à l'invasion de l'Ukraine, elle réplique:

«Car je suis croyante. Tu ne tueras point. Et puis pourquoi? Pourquoi tout ça? Moi, je n'ai pas compris»

(ysc/rco/dp/ib)

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source: ap / dmitri lovetsky
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Video: watson
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