«Allez, on saute», crie une jeune femme, et des centaines de manifestants s'exécutent. «Dik-ta-tor Er-dog-an», scandent-ils en rythme; ils débordent de colère et d'énergie. Des centaines de milliers de Turcs protestent devant l'hôtel de ville d'Istanbul contre le gouvernement du président Recep Tayyip Erdogan; la plupart d'entre eux sont bien plus jeunes que lors des précédentes manifestations en Turquie.
«Nous sommes ici parce que ce régime nous a tout pris», halète une lycéenne, essoufflée à force de sauter. Une étudiante à côté d'elle approuve: «Ils nous doivent une jeunesse», crie-t-elle par-dessus le brouhaha.
La jeune génération turque a pris la tête de la contestation contre Erdogan: des jeunes femmes et des jeunes hommes qui étaient encore des enfants lors des manifestations du parc Gezi, il y a douze ans. Tous protestent dans leurs universités et devant l'hôtel de ville de la mégapole.
Dans leurs chants, ils incitent le parti d'opposition, le CHP, à une résistance plus musclée. «Ne parlez pas trop, venez plutôt avec nous à Taksim», disent-ils en interrompant les discours des responsables du parti. Taksim? Une célèbre place fermée par la police.
La lycéenne à nos côtés explique ne pas être descendue dans la rue uniquement pour protester contre l'arrestation d'Ekrem Imamoglu. Elle dénonce aussi la démarche arbitraire avec laquelle le régime a pu retirer son diplôme universitaire au maire. «Tayyip, tu m'enlèves aussi mon diplôme?», demande d'ailleurs un jeune homme sur une pancarte qu'il brandit.
Qu'Erdogan puisse tout simplement annuler leur formation durement acquise s'ils devaient ne pas obéir politiquement, pour les étudiants, c'est manifestement la goutte d'eau qui a fait déborder le vase.
Les universités du pays recensent plus de huit millions d'inscrits, soit davantage que la population totale de certains pays européens. Le mérite en revient au gouvernement Erdogan, qui a presque triplé le nombre d'établissements d'enseignement supérieur depuis le début de son mandat.
La qualité de ces institutions varie toutefois fortement et le diplôme ne garantit pas un avenir prometteur. Selon les calculs de l'OCDE, un diplômé universitaire sur quatre est au chômage en Turquie. Parmi les actifs, nombreux sont ceux qui triment pour un maigre salaire.
Devant la mairie d'Istanbul, les jeunes manifestants laissent ainsi éclater toute la colère et la frustration accumulées depuis longtemps. Déterminés à résister, beaucoup portent des masques ou des foulards pour se protéger contre les gaz lacrymogènes.
Des milliers de policiers armés bouclent le périmètre. Des canons à eau bloquent les arches d'un aqueduc romain juste à côté; ceux qui s'y risquent seront immédiatement éjectés.
C'est un régime brutal, crie une étudiante à travers son masque. De nombreux individus se couvrent le visage de capuches, de casquettes ou de foulards afin de ne pas être identifiés par les drones de la police. Des centaines de participants seront malgré tout tirés de chez eux et arrêtés par la police antiterroriste dans les prochains jours.
Un couple d'étudiants en psychologie dit avoir conscience des risques:
Une jeune femme se faufile à travers la foule avec une pancarte, acclamée et applaudie. «Ali Ismaïl n'a pas pu venir», lit-on sur sa pancarte. Une allusion à un étudiant de 19 ans, Ali Ismaïl Korkmaz, battu à mort lors de la répression des manifestations de Gezi en 2013:
L'écharpe ramenée devant le visage, une étudiante en gestion d'entreprise montre à son tour son affiche: «Ne nous craignez pas: nous sommes la jeunesse turque qui pense librement».
Traduit de l'allemand par Valentine Zenker