La «lune de miel» entre l'Ukraine et l'opinion publique occidentale semble terminée. Après le rapport critique d'Amnesty International envers les troupes de Kiev et la réaction indignée de Volodymyr Zelensky, une vision plus critique du conflit émerge.
Parmi les sujets qui fâchent et n'ont pas disparu avec l'invasion russe: la corruption. La question était déjà fortement documentée avant l'attaque des troupes de Poutine et a depuis quelque peu disparu des écrans radars. Le fin connaisseur du monde slave André Liebich nous éclaire sur la question.
La guerre a-t-elle eu un impact sur la corruption en Ukraine? A-t-elle diminué ou au contraire, augmenté?
André Liebich: La corruption ne s'est pas arrêtée avec la guerre, c'est un élément supplémentaire qui s'y est greffé. Il faut tout d'abord différencier les zones de guerre et les zones en paix. En fait, nous disposons de beaucoup plus d'informations sur ce qui se passe en zones de guerre.
Certains sont soupçonnés d'être prorusses pour cette raison. À l'ouest, on présume que la corruption continue comme avant la guerre, mais on manque de données précises.
Quel était l'état de la corruption en Ukraine à la veille de l'invasion russe?
Généralisée. Selon Transparency International, la corruption était plus importante encore en Ukraine qu'en Russie. Avant la guerre, elle s'étendait à tout le pays et à quasiment tous les domaines. C'était au niveau du monde politique qu'elle était le plus visible.
Qu'est-ce qu'on entend par «corruption»?
Payer pour des services censés être publics ou gratuits. Par exemple, pour que la police accepte de vous protéger ou pour être simplement pris en charge convenablement à l'hôpital.
Comment la corruption se manifeste-t-elle en temps de guerre?
Des armes et des munitions, notamment occidentales, n'arrivent par exemple jamais à destination. Elles sont confisquées ou interceptées en chemin depuis l'ouest du pays et disparaissent de la circulation. Il est parfois difficile à dire si ce sont Kiev ou des officiers supérieurs qui mettent la main dessus, cela semble être les deux, mais c'est surtout local.
L'aide occidentale est substantielle, mais seule une petite partie arrive sur le front. Une part d'entre elle est aussi simplement égarée, car la gestion des stocks de l'armée n'est pas toujours bonne, mais une grande partie est tout simplement siphonnée par l'armée ukrainienne. Celle-ci n'était pourtant pas la branche de l'Etat la plus touchée par la corruption avant la guerre. Mais depuis que le conflit a commencé et avec l'aide occidentale, les abus vont bon train et certains officiers s'enrichissent fortement. Des armes et des munitions fournies par les Etats-Unis ou le Royaume-Uni, par exemple, sont détournées, parfois en grande quantité. Certaines d'entre elles sont même vendues aux Russes!
Les armes sont-elles revendues à l'international?
Le conflit en Ukraine n'est pas le seul dans le monde en ce moment. Il est difficile de faire transiter ces armes à l'intérieur de l'Europe, par exemple pour les mafias italiennes ou des gangsters français, mais elles ont pu être exportées sur d'autres théâtres d'opérations, comme en Afghanistan et en Afrique, par exemple.
L'aide occidentale non-militaire (équipement médicaux, humanitaires, dons, etc.) est-elle aussi détournée?
Une quantité importante d'aide humanitaire n'arrive pas à destination et cela est dénoncé par les ONG locales comme étant volée par les forces tant ukrainiennes que russes.
Volodymyr Zelensky martèle pourtant à l'Occident qu'il n'a cessé de combattre la corruption...
Il a fait campagne et est arrivé au pouvoir avec la promesse d'y mettre fin. Mais une fois à ses fonctions, il s'est rendu compte que ce serait impossible et y a très vite renoncé, au plus grand plaisir des oligarques ukrainiens. Il faut noter que la plupart d'entre eux sont prorusses et étaient présents dans l'entourage de l'ancien président allié de Poutine, Viktor Ianoukovtich.
Le début de l'invasion a eu un effet paradoxal, car la guerre contre la corruption s'est officiellement arrêtée à ce moment, priorités obligent. Mais en même temps, Volodymyr Zelensky en a profité pour chasser ces oligarques, pour leurs liens réels ou supposés avec Poutine. Il a ainsi pu faire le ménage qu'il avait promis.
Il a donc tenu ses promesses?
Il ne faut pas se leurrer, Volodymyr Zelensky aussi n'est pas exempt de reproches. D'ailleurs, lui-même et son proche cercle de conseillers sont certainement aussi mêlés à cette corruption. Les preuves manquent encore, mais les soupçons sont très forts. Dans tous les cas, il a été élu grâce à l'aide d'Igor Kolomoïsky, un oligarque important désirant créer des ponts entre la Russie et l'Ukraine. Mais tant Poutine que Zelensky se méfiaient de lui depuis le début de la guerre, et il s'est exilé en Israël.
Que s'est-il passé avec tous ces oligarques ayant quitté l'Ukraine?
Beaucoup sont allés se réfugier dans les pays du Golfe ou en Israël. Il faut noter qu'ils détiennent toujours le pouvoir même s'ils ne sont plus physiquement en Ukraine. On ne sait pas ce qu'ils ont pu prendre avec eux dans leur fuite, mais il s'agit certainement de fonds assez importants. En Suisse, la question se pose concernant l'or russe et ukrainien, car il n'est pas soumis aux sanctions, notamment s'il transite par Dubaï. Berne n'a aucun moyen de le contrôler.
Sont-ils aussi venus en Suisse? On remarque de nombreuses voitures à plaques ukrainiennes dans les rues suisses depuis quelques mois.
Ce ne sont pas forcément des Ukrainiens! De nombreux Russes ayant aussi le passeport ukrainien roulent jusqu'en Suisse en prenant des routes indirectes pour éviter les contrôles à la frontière. Viennent-ils avec des fonds? En tout cas, le gros de leurs avoirs est certainement caché ailleurs, car les banques suisses suivent les directives européennes en matière de sanctions. Volodymyr Zelensky a récemment appelé les pays européens à empêcher les touristes russes de voyager en Europe en diminuant les visas accordés. Si cela est effectif, on peut parier que le nombre de voitures à plaques ukrainiennes va diminuer dans les rues suisses...
Lors de la conférence de Lugano, les délégués ukrainiens ont promis qu'ils combattraient la corruption. Est-ce une victoire diplomatique de la Suisse et de l'UE?
Les Ukrainiens feront n'importe quelle promesse à n'importe qui pour recevoir de l'argent.