C’était une opération militaire hautement symbolique – et sans doute unique dans l’histoire de la guerre moderne: dimanche, l’Ukraine est parvenue a détruire plusieurs bombardiers stratégiques russes, en plein cœur du territoire ennemi. Et dès le lendemain, lundi, une nouvelle session de négociations réunissait à Istanbul les délégations des deux parties en guerre. Elle n’a une fois de plus débouché sur aucune avancée décisive.
Certes, un important échange de prisonniers a pu être envisagé, ainsi que d’éventuelles ententes sur la récupération des corps de soldats tombés – un signal fort sur le plan humanitaire. Mais les positions de base demeurent, elles, très éloignées. Alors que Kiev se montre prêt à des compromis sur certains points, Moscou réitère sans cesse ses exigences maximales bien connues, dont la reconnaissance de facto des territoires occupés.
Une opération commando ukrainienne a suivi mardi, avec cette fois une attaque à l'explosif sur le pont de Kertch, l'artère vitale entre le cœur du pays et la Crimée occupée depuis 2014, déjà prise pour cible par Kiev en octobre 2022. Les services secrets ukrainiens SBU ont revendiqué les deux manoeuvres de dimanche et mardi.
Ces deux démonstrations de force revêtent une importance opérationnelle. Les bombardiers russes touchés font partie de ceux qui tirent à intervalles réguliers des missiles de croisière sur les villes ukrainiennes. Et le pont de Kertch demeure, quelle que soit l'ampleur des dégâts, un point logistique central pour l'armée russe, tant pour le ravitaillement que pour les mouvements de troupes.
Pendant les négociations d'Istanbul, il se jouait sur le front quelque chose de bien plus primordial aux yeux des experts militaires: l'offensive estivale russe. «Parler d'une nouvelle offensive ne serait pas tout à fait correct», déclare Oleksi Melnyk, ancien lieutenant-colonel des forces armées ukrainiennes et expert en sécurité au centre Rasumkov de Kiev.
Mais une chose est claire, selon Oleksi Melnyk: «La Russie place de grands espoirs dans cet été, surtout en raison du soutien incertain des Etats-Unis».
C'est la région de Soumy, au nord de l'Ukraine, qui attire actuellement tous les regards. Les troupes russes y ont récemment réussi à s'emparer de plusieurs villages. Mais l'impression d'une offensive soudaine est trompeuse. «Les attaques sur cette zone ont démarré en février», écrit le reporter ukrainien Bohdan Myroschnykov.
Les forces nécessaires pour cela manquent toutefois. Car, selon Bohdan Myroshnykov, l'effort principal se concentre toujours sur les régions de Donetsk et de Kharkiv.
Cette dernière compte moins pour Moscou sur le plan militaire, nuance le reporter. Il considère les combats de Soumy comme une tactique de diversion, comparable à l'offensive ukrainienne dans l'oblast russe de Koursk, dont l'utilité stratégique était certes contestée, mais perceptible sur le plan opérationnel. L'opération a en effet permis de réduire la pression sur Pokrovsk dans la région de Donetsk, un point clé de l'axe d'attaque russe.
Poutine poursuit ici un objectif avoué: créer une soi-disant «zone tampon» le long de la frontière entre les deux états. Il l'a affirmé publiquement à plusieurs reprises. Et dernièrement, Vladimir Medinskij, négociateur russe en chef à Istanbul, l'a également souligné, ne dissimulant pas ses menaces contre Kharkiv et Soumy.
Mais le véritable centre de gravité reste à l'est, notamment dans le nord de la région de Donetsk. C'est là que le Kremlin veut avoir la mainmise totale, après avoir officiellement invoqué le 24 février 2022 la «protection» des républiques populaires autoproclamées de Donetsk et de Louhansk. Alors que la deuxième est désormais presque entièrement sous contrôle russe, à Donetsk, les Ukrainiens conservent pour l'heure des villes comme Kramatorsk, Sloviansk, Konstantinovka et Pokrovsk.
L'ancien lieutenant-colonel des forces armées ukrainiennes Oleksi Melnyk l'affirme:
L'armée de Poutine a du mal, entre autres, avec les lignes de défense sophistiquées de l'Ukraine et sa force croissante en matière de drones. Et rien ne laisse entrevoir de changement. On ne peut cependant pas non plus exclure un revirement surprise.
Ce qui se passera sur les lignes de front dans les semaines à venir influencera bien davantage le cours de la guerre que les développements diplomatiques en Turquie. Cet été s'annonce comme le plus sanglant depuis le début du conflit - avec des conséquences bien au-delà du champ de bataille. C'est moins dans les salles de conférence d'Istanbul que dans les champs de Donetsk, les forêts de Soumy et le ciel de Crimée que se dessinera - ou non - l'opportunité d'un cessez-le-feu.
(Traduit et adapté par Valentine Zenker)