Comment en est-on arrivé à la rupture entre la présidente de Commission européenne, l’Allemande Ursula von der Leyen, et le commissaire au Marché intérieur, le Français Thierry Breton?
Jean Quatremer: Depuis leur entrée en fonction dans la Commission européenne, la même année, en 2019, ce sont deux caractères qui s’opposent. Ursula von der Leyen veut tout contrôler, tout doit passer par elle, alors que Thierry Breton estimait avoir un espace à créer de façon à gérer son domaine comme il l’entend. Comme il l’entend, façon de parler. Il ne pouvait agir seul. Les décisions passent par un collège de 27 commissaires. Ursula von der Leyen ne doit pas agir seule, elle non plus.
Politiquement, von der Leyen et Breton sont pourtant proches, non?
Von der Leyen était, et reste, étroitement dépendante de Berlin. Or à l’époque du Covid, l’Allemagne avait fermé ses frontières. Thierry Breton disait que cela ne pouvait pas durer. Qu’il fallait les rouvrir pour laisser circuler les camions remplis de vivres, entre autres. Il a fallu les pressions de la France pour qu'Ursula von der Leyen commence à bouger et rouvre un espace Schengen qui était fermé. Et puis, rappelons-nous, c’est Thierry Breton qui a pris en main la fabrication des vaccins anti-Covid. Cela s’est fait en dehors de la présidence de la Commission européenne.
Il y a eu ensuite la guerre en Ukraine et la livraison de munitions à Kiev. Là aussi, la Commission a dû se bouger.
Les caractères d’Ursula von der Leyen et de Thierry Breton se sont heurtés là encore. En l’occurrence, c’est le Français qui a pris les choses en main. C’est lui qui a remis en marche l’industrie européenne de défense. Von der Leyen n’était pas contre, évidemment, mais elle a vraiment eu l’impression d’avoir affaire à un vice-président de la Commission. Plus tard est arrivée la campagne pour les élections européennes de mai dernier.
Et alors?
Thierry Breton, qui appartient au groupe macroniste Renaissance, et les commissaires européens sociaux-démocrates, ont clairement dit qu’ils ne supportaient plus la façon dont Ursula von der Leyen dirige la Commission. Ils ont dénoncé sa gouvernance à leurs yeux autoritaire. La rupture a été consommée lorsqu'Ursula von der Leyen a été désignée, à l'échelle européenne, sans enthousiasme, tête de liste du Parti populaire européen (réd: droite) avant les Européennes de mai, faisant d’elle la candidate à sa propre succession à la présidence de la Commission.
Après les élections européennes de mai, il y a eu un renouvellement des commissaires européens. Mais Ursula von der Leyen ne voulait plus de Thierry Breton et réciproquement, c'est bien cela?
Après les élections, Thierry Breton est redevenu le candidat français pour une place de commissaire européen. Marine Le Pen s’était d’ailleurs opposée à ce que le président de la République Emmanuel nomme Breton, disant que c’était une compétence du premier ministre. Il se trouve que le Rassemblement national n’a pas gagné les élections législatives ayant suivi les Européennes, si bien que le chef de l’Etat a fait savoir son choix en faveur de Breton pour la Commission européenne.
Et là, c'est le drame?
En principe, lorsqu’un commissaire est reconduit à la Commission, on renégocie le périmètre de son portefeuille.
Rappelons-nous, ici, de l’affaire du Pipergate, du nom d’un eurodéputé allemand de la CDU, Markus Piper. Ursula von der Leyen, de la CDU aussi, avait voulu le nommer à un poste de chargé des PME, les petites et moyennes entreprises. Or ce domaine relevait de la compétence de Thierry Breton. Elle avait dû renoncer à cette nomination.
Le clash entre Thierry Breton et Elon Musk n’était pas du goût d’Ursula von der Leyen non plus…
En effet, Thierry Breton s’entend très mal avec les grandes entreprises américaines du numérique, d’où sa bataille avec le patron de X, Elon Musk. Sauf que cela n’est pas possible, parce qu’il faut que la relation transatlantique fonctionne du mieux possible.
Elle avait expliqué que l’IRA, la transition énergétique américaine, était une très grande idée, alors qu’il s’agissait d’attirer des entreprises européennes aux Etats-Unis en les subventionnant. Elle avait fait marche arrière. Un exemple parmi d’autres.
Emmanuel Macron est-il fautif dans le psychodrame Breton-von der Leyen?
Oui. Emmanuel Macron avait un moyen de sortir par le haut dans cette affaire. Il aurait pu dire, au moment du renouvellement des commissaires, ayant connaissance des relations exécrables entre von der Leyen et Breton: la France garde le portefeuille du Marché intérieur et nomme une femme à la place de Thierry Breton, par exemple l’actuelle présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, ou l’ancienne première ministre, Elisabeth Borne. Il aurait pu arguer de la parité hommes-femmes. Encore une fois, il sortait par le haut.
Stéphane Séjournéa a été de mon point de vue un très mauvais ministre des Affaires étrangères, dont le nouveau premier ministre, Michel Barnier, ne voulait pas dans son gouvernement.
Quel est le message, dans tout ça?
Pour tout le monde, c’est le président, Emmanuel Macron, donc, qui recase les copains à Bruxelles. Imagine-t-on les conséquences pour l’influence française à Bruxelles! Après avoir dissous l’Assemblée nationale, de façon géniale, c’est évidemment ironique de ma part, voilà le président qui dissout Thierry Breton de façon tout aussi géniale, dans le plus mauvais timing, à la veille de la présentation de la Commission européenne.