L'attaque que l'Etat hébreux a lancée contre l'Iran le 13 juin, ainsi que le conflit qui a suivi, a catalysé l'attention globale pendant les deux dernières semaines. La crise à Gaza, jusque-là très présente dans le débat public, a été reléguée en deuxième plan, du moins dans l'agenda politique de la plupart des pays.
Que s'est-il passé à Gaza pendant que l'Iran, Israël et les Etats-Unis s'échangeaient des missiles? Nous avons posé la question à Amande Bazerolle, coordinatrice d'urgence pour Médecins sans frontières (MSF), qui s'est rendue à plusieurs reprises dans l'enclave palestinienne depuis le 7 octobre 2023. Interview.
Le conflit entre Israël et l'Iran a-t-il détourné l'attention mondiale de la crise à Gaza?
Je pense que le public ne détourne plus les yeux de Gaza et continue d'y consacrer son attention. Les politiques, en revanche, ne prennent toujours pas leurs responsabilités, malgré les violations du droit international et la pression populaire.
Est-ce que quelque chose a changé sur le terrain, pendant ces semaines de silence médiatique?
Non, la situation est restée exactement la même, c'est-à-dire extrêmement compliquée. A l'heure actuelle, 80 à 85% de la population de Gaza a besoin d'aide humanitaire pour survivre. Sur les sites de distribution gérés par la Gaza Humanitarian Foundation, les gens se font tirer dessus quotidiennement. Ce sont des lieux de mort.
Des incidents continuent donc d'avoir lieu?
Oui, chaque fois qu'il y a une distribution. Il n'y a aucune organisation ni préparation logistique, ces opérations fonctionnent selon le principe du premier arrivé, premier servi. Tout le monde veut recevoir un colis, mais il n'y en a pas assez, et cela génère un certain désordre. Pour les Israéliens, la seule manière de gérer ce chaos est de tirer sur les gens, systématiquement.
Peut-on y voir une stratégie délibérée de la part d'Israël?
Cela fait un mois que la Gaza Humanitarian Foundation a commencé ses activités, mais on constate que rien n'a changé. Tuer systématiquement des gens leur semble normal. C'est absolument inacceptable. La livraison d'aide humanitaire devrait se faire dans les meilleures conditions, pour éviter justement de mettre les populations en danger. Je ne sais pas s'il s'agit d'une stratégie délibérée, mais ce qui est sûr, c'est il n'y a aucune intention d'améliorer les choses.
La Gaza Humanitarian Foundation est-elle la seule organisation autorisée à distribuer de l'aide humanitaire?
Le programme alimentaire mondial de l'ONU et World Central Kitchen ont été autorisés à faire entrer un peu d'aide, essentiellement pour permettre à Israël de dire que le blocus a été levé. Mais cela reste anecdotique au vu des besoins de la population. De plus, la plupart des camions ont été pillés. Les gens ont peur de ne rien recevoir au centre de distribution, et tentent donc de se servir sur le chemin.
Cette manière de fragmenter l'entrée de l'aide cache-t-elle une stratégie?
Oui, elle consiste à nous empêcher d'arriver au bout et, par conséquent, de pouvoir dire qu'il n'y a rien qui passe. Au moment donné, on était à deux doigts de devoir arrêter la distribution d'eau, faute de carburant. Et là, comme par magie, les Nations unies ont pu aller en chercher. Dès qu'on est sur le point d'épuiser nos stocks, Israël décide de faire rentrer un camion. C'est de l'humanitaire à flux tendu, on nous fait tourner en rond.
Vous avez mentionné la distribution d'eau. Comment cela se passe-t-il?
L'eau est un enjeu crucial. Il faut savoir qu'il n'y a pas d'eau potable à Gaza, il faut donc l'extraire du sol et la dessaler. Les capacités de production d'eau ont été décimées, également parce que cela nécessite de l'essence, qui n'est que rarement disponible. De plus, Israël refuse l'importation d'autres unités de dessalement.
Qu'en est-il des bombardements?
Les bombardements continuent, il y en a tous les jours. Aujourd'hui, 82% de la bande de Gaza est sous ordre d'évacuation. La population devrait donc vivre sur 18% du territoire, alors qu'il s'agissait de l'un des endroits les plus densément peuplés du monde avant la guerre. Mais les forces israéliennes bombardent également les zones qui ne sont pas sous ordre d'évacuation, où se trouvent des humanitaires et des civils, sans prévenir.
Quelle est la situation dans les hôpitaux?
Les hôpitaux sont submergés par le flux de blessés qui arrivent chaque jour. Aux personnes blessées dans les bombardements s'ajoutent celles qui se sont fait tirer dessus lors des distributions d'aide. La situation est extrêmement compliquée, ça déborde de tous les côtés. Certaines organisations se retrouvent avec beaucoup de patients par terre. A certains moments, on parlait d'un taux d'occupation des lits de 200%, c'est-à-dire qu'il y a autant de personnes dans les lits que par terre.
Quel est l'état de l'approvisionnement?
Encore une fois, les conditions sont extrêmement difficiles. La levée très partielle du blocus nous a permis de faire rentrer cinq camions depuis le mois de mars. Trois autres devraient suivre, mais ce n'est rien par rapport aux besoins de la population.
Depuis la reprise des hostilités, en mars dernier, nos stocks s’amenuisent beaucoup plus rapidement que prévu. Nous essayons toujours de garder un stock tampon, mais ce n'est désormais plus possible.
Comment opère-t-on dans de telles conditions?
Il faut faire des choix. Nous arrivons encore à opérer des patients avec des anesthésiques, mais il est de plus en plus compliqué de prendre en charge la douleur postopératoire.
Il ne faut pas oublier qu'il s'agit pour la plupart d'hôpitaux de campagne, sous des tentes, où il fait chaud. C'est extrêmement dur, on fait ce qu'on peut. On essaie également de travailler avec des moyens non médicamenteux, comme la respiration.
Quels sont les objets dont vous manquez le plus?
Il y a des objets qui, selon les Israéliens, peuvent également être utilisés à des fins militaires. Ils les appellent «dual use». Il s'agit par exemple de la machine Autoclave, qui permet de stériliser le matériel chirurgical, des scalpels ou des tables d'opération. Ces outils manquent largement, tout comme le reste du matériel médical et les consommables.
Nous menons d'âpres négociations pour faire rentrer ces objets, mais nombre d'entre eux sont refusés systématiquement.