Pendant des décennies, Joël Le Scouarnec a incarné l’image du praticien dévoué, respecté, apprécié. Mais derrière cette façade, un secret inavouable: des abus commis en toute impunité sur des centaines de victimes, opérant dans l’ombre des salles de consultation et des blocs opératoires. Comment un tel prédateur a-t-il pu sévir aussi longtemps?
La France se pose tous les jours la question.
Le procès de Joël Le Scouarnec, qui vient de s’ouvrir, va voir défiler de nombreuses victimes, dont certaines se disent déterminées à témoigner à visage découvert, comme lors du procès des viols de Mazan, afin que «la honte change de camp». Retour sur une affaire de pédophilie d’une ampleur rare qui secoue la France.
Né en 1950 à Paris, Joël Le Scouarnec y entame des études de médecine, à l'Hôtel-Dieu, où il rencontre sa future épouse en 1974. Il se spécialise en chirurgie digestive et sa carrière le conduit dans plusieurs établissements hospitaliers de 1983 jusqu'en 2017. Parallèlement, il effectue de nombreuses suppléances dans divers hôpitaux entre 2004 et 2017. Sa femme se sépare de lui au début des années 2000, et leur divorce est prononcé deux décennies plus tard.
En 2004, lors de l'opération Falcon menée par le FBI, Joël Le Scouarnec est identifié pour avoir effectué des paiements sur des sites pédopornographiques. Les autorités américaines transmettent leurs informations à la police française. En octobre de l’année suivante, le tribunal correctionnel de Vannes le condamne à quatre mois de prison avec sursis pour importation et détention d'images à caractère pédopornographique.
Mais malgré cette condamnation, il continue d'exercer, sans aucune restriction. En avril 2006, Joël Le Scouarnec s'installe à Quimperlé, en Bretagne, et parvient même à s'inscrire à l'Ordre des médecins. Comment? Grâce au fait que son casier judiciaire n’a pas encore été mis à jour. Parallèlement, ni l'Ordre des médecins ni le ministère de la Santé n'engagent de procédure disciplinaire à son encontre, malgré les alertes.
En avril 2017, tout bascule. Une fillette de six ans, voisine du chirurgien à Jonzac, raconte à ses parents une scène troublante: Le Scouarnec se serait exhibé devant elle et l’aurait agressée sexuellement. La famille porte plainte. Très vite, la police procède à une perquisition chez le chirurgien. Ce qu’ils y découvrent dépasse l’entendement.
Dans sa maison, dissimulés sous le parquet et dans des cachettes minutieusement aménagées, les enquêteurs trouvent des journaux intimes dans lesquels il décrit en détail des abus sexuels remontant aux années 1980. Des centaines de noms, des descriptions glaçantes. Une véritable comptabilité de l’horreur. Ces carnets de l’horreur mentionnent les noms de plus de 200 enfants, accompagnés de descriptions explicites. Les gendarmes mettent également la main sur des perruques et des objets sexuels.
En décembre 2020, Joël Le Scouarnec est jugé pour des agressions sexuelles et des viols commis sur quatre mineures: deux nièces, une jeune patiente et une voisine. Il est condamné à quinze ans de réclusion criminelle. Malgré ces premières révélations, l'ampleur de ses actes reste encore méconnue du grand public.
L'enquête se poursuit et, en avril 2024, l'instruction est close: 312 victimes sont identifiées, bien que pour 19 d'entre elles, les faits soient prescrits. Les crimes auraient été commis dès 1989 dans divers hôpitaux où le chirurgien a exercé. L’âge des victimes? Entre 4 et 17 ans. Pour la plupart, des patients, mais aussi des proches, des enfants de voisins, des jeunes hospitalisés sous sa responsabilité. Ses agressions ont eu lieu dans des chambres d’hôpital, en salle de réveil, dans son bureau, parfois même au domicile des victimes. L’une d’elles témoigne aujourd’hui anonymement:
Parmi les victimes de l’affaire, Mathis, un jeune homme qui s’est suicidé en 2022, quinze ans après son hospitalisation. Ses grands-parents, Mauricette et Roland, ont porté son histoire sur le devant de la scène, dénonçant l’impunité dont a bénéficié Le Scouarnec pendant des années. «Je veux voir comment il est et je veux montrer ma colère. Et lui dire ma colère, lui dire qu’il a tué mon petit-fils», déclare Mauricette devant la presse.
Le témoignage de l’ex-femme de Joël Le Scouarnec était particulièrement attendu ce mardi 25 février, au deuxième jour de procès. Séparée du chirurgien depuis le début des années 2000, cette ancienne aide-soignante a toujours affirmé ne rien savoir des actes commis par son mari. «Je n’étais pas au courant de ses penchants, de ses poupées. Je n’ai eu connaissance de ses cahiers qu’après son interpellation», a-t-elle confié au journal Ouest-France. Pourtant, plusieurs éléments remettent en cause cette version. Dans ses carnets, Le Scouarnec avait consigné une phrase lourde de sens:
Ces écrits, qu’il a en partie détruits entre 1994 et 1996 après que sa femme avait découvert une poupée d’enfant, laissent entendre qu’elle ne pouvait ignorer la réalité. Un autre document fragilise encore davantage sa défense: une lettre publiée par RMC, dans laquelle elle implore qu’on «préserve son fils, le seul à ne pas connaître le passé de son père», tout en reconnaissant que «le passé nous rattrape toujours».
Ces éléments alimentent la colère des victimes et de leurs proches, qui dénoncent son silence et son inaction. Lundi, devant le tribunal, plusieurs manifestants ont brandi un message sans équivoque: «Elle a sciemment dissimulé les preuves, le laissant agir pendant trente ans.» Un silence qui, selon eux, a permis à Joël Le Scouarnec de poursuivre ses crimes en toute impunité.
Le procès qui s'est ouvert le 24 février dernier est d'une ampleur inédite en France. Prévu pour durer jusqu'au 20 juin 2025, il doit examiner 300 faits d'agressions sexuelles et de viols commis sur 299 victimes.
Il est d’une telle ampleur qu’il a fallu pousser les murs pour accueillir les nombreuses parties civiles, avocats, journalistes et public: la ville de Vannes a ainsi mis à disposition l'ancienne faculté, transformée en salle d'audience adaptée. Les victimes et leurs familles espèrent obtenir justice et reconnaissance de leur souffrance. L'une d'elles, aujourd'hui adulte, déclare:
D'autres s'indignent du silence des institutions: «Pourquoi a-t-il pu continuer à opérer des enfants alors qu'il était déjà condamné en 2005?» s'interroge un parent.
Car cette affaire met également en lumière les défaillances des instances médicales et des autorités sanitaires. Malgré sa condamnation en 2005 pour détention d'images pédopornographiques, Joël Le Scouarnec a ainsi pu continuer à exercer la médecine, au contact de jeunes patients. Aucune mesure disciplinaire n'a été prise par l'Ordre des médecins ou les hôpitaux où il travaillait.
Des collègues avaient pourtant signalé des comportements suspects, mais ces alertes n'ont pas été suivies d'effet. Ce n'est qu'entre 2015 et 2020 que le chirurgien demande lui-même sa radiation de l'Ordre des médecins.
Et l’affaire indigne au sein même de la profession: le 13 février dernier, l'Ordre des médecins annonce dans un communiqué sa décision d'être partie civile à l'audience. Quelques jours plus tard, 58 médecins adressent un lettre ouverte à l'Ordre des médecins pour lui demander de faire preuve de retenue et de «quitter le banc des parties civiles», dénonçant l'inaction passée de l'organisation dans cette affaire.
Selon une ancienne généraliste qui témoigne anonymement dans l'Humanité , rien d'étonnant à ce que l'affaire n'ait pas éclaboussé plus tôt auprès de l'institution. «L’Ordre est un organisme très conservateur qui protège les médecins.»
L'audience devrait se poursuivre pendant plusieurs mois avec le témoignage des victimes, l'audition des experts psychiatres et psychologues ainsi que des débats sur la responsabilité des institutions médicales. Les victimes espèrent une condamnation exemplaire. «Ce n’est pas seulement une question de justice», insiste l’une d’elles.
Le verdict, attendu en juin 2025, sera scruté de près. Il pourrait entraîner une réforme des procédures de signalement dans les hôpitaux français.