Du 10 au 18 mars se tiendra à Genève le Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH). Dans ce cadre, nous nous sommes entretenus avec Mutlu Kaya, la protagoniste du film My name is Happy, un documentaire qui raconte son histoire.
En 2015, elle a 19 ans et vit avec ses sept frères et soeurs au sud-est de la Turquie. Passionnée de musique, elle participe au concours de chant Turkey’s Got Talent: sa voix impressionne et Mutlu est sélectionnée pour la finale, qui aura lieu une semaine plus tard.
Depuis quelque temps, cependant, un jeune homme la harcèle. Elle refuse ses avances à plusieurs reprises et décline même sa demande en mariage. «Je ne veux pas de lui», déclare-t-elle dans le documentaire. Il se rend alors un soir à son domicile et l'oblige à le rejoindre, menaçant de tuer sa famille si elle n'obéit pas. Il lui tire une balle dans la tête et prend la fuite. L'homme est finalement arrêté et condamné à 15 ans de prison.
Mutlu Kaya survit, mais conserve de graves séquelles, notamment physiques, de cette tentative d'assassinat. Aujourd'hui, elle met un point d'honneur à faire entendre sa voix.
Le film est percutant. Pourquoi avoir décidé de participer à un tel projet?
Mutlu Kaya: Je veux être un exemple. Que les gens réalisent les dangers que courent encore de nombreuses femmes, en Turquie comme partout ailleurs, face aux violences et aux féminicides.
Vous êtes très active sur les réseaux sociaux, sur TikTok notamment, où vous cumulez 1.8 million d'abonnés. Cette présence en ligne a-t-elle ce même objectif?
Oui. Je m'exprime autant que je peux. Je raconte mon histoire, et avec internet elle se diffuse plus loin.
Quels sont les retours sur vos vidéos?
Je reçois beaucoup de témoignages de femmes, en Europe notamment, qui me racontent les agressions, les violences physiques ou verbales qu'elles ont vécues ou qu'elles vivent encore.
Que leur répondez-vous?
Je les encourage à parler, car souvent elles n'osent pas le faire. Elles doivent aller à la police, solliciter leur famille, se rendre dans des foyers et réclamer justice. Il faut fuir, car on ne sait jamais ce qui peut se passer si on reste. Je ne veux pas qu'il leur arrive la même chose qu'à moi.
Et les hommes?
J'échange aussi avec eux. Ils sont désolés, ils ont honte. Il est important de rappeler que chaque personne est différente: je ne jugerai jamais quelqu'un selon son genre. Mes frères par exemple sont mes anges gardiens. Je pense toutefois qu'il est nécessaire d'instruire et d'éduquer. En Turquie, par exemple, avoir un garçon reste sacré dans beaucoup de familles. L'homme est roi.
Quelles sont les conséquences, quand un pays considère l'homme comme un roi?
Il prend toute la place. Il a le droit de faire ce qu'il veut. Il a une position dominante dans la société qui se reflète, pour certains, dans les relations avec les femmes. Conséquence? Une violence qui est systémique, constante, verbale comme physique.
Selon vous, que se passe-t-il dans la tête de ceux qui décident de commettre l'irréparable?
Dans mon cas, cet homme m'a dit: «Soit tu es à moi, soit tu es morte.» Ils veulent la femme à tout prix. Elle est leur propriété et leur appartient, un point c'est tout. Les choses ne peuvent pas être autrement. Ils ne supportent pas qu'elle existe par et pour elle-même et sont prêts au pire pour garder le pouvoir. J'ai échappé à la mort, mais ma sœur a été assassinée en 2020 par son compagnon. Nous voulions vivre, mais ils en ont décidé autrement.
Le meurtrier de votre soeur a été condamné à la prison à vie. En revanche, l'homme qui a tenté de vous assassiner a été libéré sans avoir purgé l'intégralité de sa peine. Que fait la justice?
Je n'en sais rien. Je ne comprends pas cette décision. Je suis en colère, révoltée. Il est libre, mais moi je reste prisonnière de mon corps.
Les lois ne sont pas assez sévères lorsqu'il s'agit de condamner les féminicides?
Non. Les coupables ne sont pas punis comme ils devraient. Souvent d'ailleurs, les juges rejettent la faute sur la victime, sur des comportements qui justifieraient un passage à l'acte. Il faut durcir les lois pour mieux protéger les droits des femmes.
Quels sont donc vos projets futurs?
Je continue à libérer la parole et témoigner en fait partie. Je ne lâcherai rien. Les femmes ont un rôle à jouer dans l'élimination des violences et nous devons agir ensemble. Je rêverais également de pouvoir remonter un jour sur scène. En attendant, je me prépare pour entrer à l'université, en droit.
My name is Happy est à voir samedi 11 mars à 19h30 au FIFDH. La projection est suivie d'une table ronde: Féminicides: pourquoi des hommes tuent?