Quand elle nous raconte son parcours de vie, on se dit que ce n'est pas pour rien qu'Ornella Galvani est devenue art-thérapeute. Cette Franco-Suissesse de 28 ans habitant Le Locle a, en effet, dû s'occuper de sa petite sœur dès l'âge de 7 ou 8 ans. La Neuchâteloise fait partie de ces 8% de jeunes en dessous de 16 ans qui jouent le rôle de proches aidants, souvent sans en avoir conscience, et qui restent moins visibles que les adultes aidants. Elle-même ne l'a réalisé que bien des années plus tard.
Aujourd'hui, en parallèle de son travail en tant qu'art-thérapeute, Ornella Galvani s'occupe de la communication de l'Association neuchâteloise des proches aidants. Elle est aussi responsable des activités pour les jeunes aidants (de 9 à 17 ans) de l'association. Elle nous a raconté son expérience personnelle qui fait écho aux témoignages des enfants qu'elle côtoie au sein de ces ateliers à Neuchâtel.
Née en France d'une mère suisse et d'un père français, Ornella Galvani a grandi en partie en Guadeloupe. C'est là que sa soeur Mélie, de deux ans sa cadette, est née. Et c'est là-bas que ses premiers troubles ont commencé à se manifester. «On ne savait pas ce qu'elle avait. Mais on voyait bien qu'elle ne se développait pas comme les autres enfants. Elle a commencé à faire des crises d'épilepsie vers 2 ans», raconte la jeune femme.
Inquiets du retard de développement moteur et intellectuel de leur fille cadette, et sans structure adaptée pour elle dans l'archipel, les parents décident de revenir en France métropolitaine après quatre années passées en Guadeloupe. La famille s'installe dans la région de Tours en 2001. «Parce qu'il y avait des institutions adaptées pour ma petite soeur et un très bon hôpital pour enfants: on essayait encore de comprendre ce qu'elle avait, on n'avait pas de diagnostic», explique Ornella Galvani.
D'ailleurs ce n'est qu'il y a à peine deux ans qu'on a pu mettre un nom sur sa maladie: le syndrome de Jordan. Une maladie génétique extrêmement rare, qui compte seulement trois cas en Suisse selon l'art-thérapeute, et une cinquantaine dans le monde.
Très vite, la soeur aînée a aidé ses parents de «manière naturelle», dit-elle.
Dès l'âge de 7-8 ans, elle prépare le petit-déjeuner de sa cadette, l'aide à manger.
Et à partir de 11-12 ans, c'est Ornella qui accueille sa sœur tous les après-midi après l'école. Mélie était en institution en journée, mais elle rentrait vers 16 heures à la maison, un horaire difficile à tenir pour les parents qui travaillaient tous les deux comme enseignants, la maman en primaire et le papa au lycée.
La jeune femme détaille son quotidien d'alors:
«Dès qu'ils rentraient, mes parents prenaient le relais, parce qu'il fallait aussi que je m'occupe de mes affaires», ajoute-t-elle avec un sourire. Une «routine» qui durera jusqu'à ses 17 ans lorsqu'elle quittera la maison pour faire ses études. Ornella continue, cependant, de donner des coups de main lorsqu'elle revient au foyer familial pour les vacances, en emmenant par exemple sa soeur à ses rendez-vous médicaux (médecin, physio).
En 2014, les parents de Mélie doivent de nouveau effectuer un choix de vie lié à leur benjamine. Depuis ses 16 ans, âge qui dicte la fin de l'école obligatoire en France, Mélie ne dispose plus de structure formatrice pour l'accueillir. «Pile au moment où elle n'avait plus de médicaments qui l'endormaient complètement, où elle n'avait plus de crises d'épilepsie, où intellectuellement elle arrivait un peu à faire des choses et avait envie d’apprendre, il n’y avait plus d’école pour elle», raconte son aînée.
Les parents se tournent alors vers la patrie de la maman, la Suisse, et trouvent une institution dans le canton de Neuchâtel, la Fondation Perce-Neige, dans laquelle Mélie pourra continuer l'école. La famille s'installe alors au Locle, mais sans Ornella qui effectue des études en illustration et graphisme à Nancy. Elle finira aussi par habiter dans la «Mère Commune», dans le même immeuble que ses parents et sa soeur, après un master en design à Berne.
S'il n'a pas directement concerné Ornella Galvani, ce nouveau changement de cadre de vie est un exemple de plus illustrant l'impact du handicap de Mélie sur toute la famille.
Ce qui n'était pas du tout évident à gérer lorsqu'elle était plus jeune, admet-elle. Quitter la Guadeloupe pour la France a été particulièrement difficile. «J'avais fait trois ans d'école là-bas, j'avais des copains et copines dans le quartier. Donc partir à des milliers de kilomètres pour un endroit que je ne connaissais pas du tout, ça a été très compliqué.»
A Tours, dans la région Centre-Val de Loire, la famille a aussi dû déménager plusieurs fois, toujours pour être le plus proche possible des institutions que fréquentait Mélie. «On ne voulait pas qu'elle soit en internat, mais qu'elle puisse rentrer à la maison tous les soirs, donc on essayait d'habiter le plus près possible. Aussi pour lui éviter des trajets trop longs, comme elle était facilement fatiguée», explique Ornella.
Par contre, ses trajets en bus à elle se trouvaient rallongés: 45 minutes pour aller au collège, et une heure pour aller au lycée, matin et soir.
Et des tensions, il y en a forcément eu avec sa petite sœur. Elles commencent à apparaître lorsqu'Ornella Galvani a 10-11 ans. Différence de développement oblige, elle n'a pas les mêmes occupations que sa petite sœur et n'a pas toujours envie de jouer avec elle. Mélie réplique en détruisant les affaires de sa grande sœur.
A propos de cette période, la jeune femme de 28 ans confie:
Autre soupape pour la jeune proche aidante, un voisin chez qui elle «s'évade» pour prendre des cours de peinture. Les graines de son futur métier, mêlant art et empathie, étaient sans doute plantées...
Ses parents veillent tout de même à l'équilibre de l'aînée et lui réservent des moments en duo, que ce soit du shopping avec maman ou une sortie avec papa. «J'ai eu beaucoup de chance. Mes parents faisaient extrêmement attention au fait que j’avais aussi besoin d’attention et de temps pour moi.»
A l'adolescence, Ornella commence à prendre conscience de la charge mentale qu'elle endosse, même si elle n'a pas encore les mots pour la nommer:
Le regard des autres, si important aux yeux des adolescents, commence également à lui peser. Elle reconnaît que très peu de copines savaient que sa soeur était handicapée.
C'est aussi une période où Mélie se montre assez agressive envers sa sœur, lui tirant parfois les cheveux. «On a compris plus tard qu'il s'agissait de jalousie: elle me voyait aller à l’école et faire tout ce qu’elle voulait faire, mais ne pouvait pas. Elle ne savait pas comment gérer ça autrement qu’en étant agressive avec moi.»
«Aujourd'hui, on garde quand même une relation assez tendue de ces années compliquées de l'adolescence», nous confie la Locloise d'adoption. Elle essaie de maintenir une distance saine avec sa soeur, pas toujours évidente à trouver vu qu'elles habitent dans le même immeuble et sur le même palier. Les parents ne sont pas très loin non plus: juste à l'étage du dessus.
Cette proximité, arrivée un peu par hasard, comporte des aspects pratiques. Ses parents continuent à veiller sur Mélie, qui vit maintenant seule dans son appartement et travaille au Foyer Handicap à Neuchâtel. Sa mère est sa curatrice et gère les aspects administratifs et financiers.
«Mais elle est quand même capable de faire un certain nombre de choix. Elle a par exemple conservé le droit de vote», explique sa grande sœur. Il faut donc trouver un juste équilibre, pas toujours facile, entre le soutien dont elle aurait besoin et l'autonomie à laquelle elle a droit.
Ornella Galvani continue de garder un œil sur sa petite sœur de 26 ans. Elle la voit régulièrement, mais pas tous les jours, et l'aide dans les aspects logistiques du quotidien: lui passer un coup de fil pour la réveiller le matin, s'assurer qu'elle parte à temps pour prendre son bus, la conduire à un rendez-vous lorsqu'elle se sent plus fatiguée. «On garde toujours cette charge mentale», résume la jeune femme.
Avec le recul, Ornella Galvani réalise combien son expérience avec sa soeur a marqué sa trajectoire personnelle. Après son master en design, elle fait une formation en art-thérapie: elle a ce déclic après avoir animé un atelier artistique pour enfants avec des troubles du comportement à la Fondation Perce-Neige. «En fait, j’aime bien travailler avec des enfants qui ne vont pas bien, dit-elle avec un sourire. Ce sont des enfants avec qui je suis à l’aise. Et je pense que c’est complètement lié au parcours que j’ai eu avec ma soeur.»
«Je pense que j’ai développé beaucoup d’empathie et de tolérance», poursuit-elle. Des qualités qu'elle peut mettre au service de son travail d'art-thérapeute à la Fondation Borel, un centre pédagogique et thérapeutique pour enfants à Dombresson (NE). Et bientôt à l'Hôpital de jour pour enfants et ados de Porrentruy (JU).