C'est la fin d'une longue saga juridico-sociale: mercredi matin, le Parlement a entériné la nouvelle définition du viol, qui entrera prochainement en vigueur. La solution décidée est le résultat d'un compromis entre les chambres: le viol est désormais étendu à toute pénétration non consentie sur tout être humain, et non plus juste les femmes. La formule de l'expression d'un refus («non, c'est non») sera la norme, y compris de manière non verbale, mais sans forcément de contrainte.
Et surtout, il rajoute l'état de sidération. Ce phénomène, qu'on peut aussi nommer dans sa forme anglophone «freezing», implique qu'un des partenaires sexuels se fige physiquement sous le coup d'un choc psychologique — et se trouve incapable de formuler un refus, verbal comme non verbal. Un changement législatif bienvenu, car il renforce la lutte contre les abus sexuels, mais pose aussi de nouvelles questions.
Qu'est-ce que cela pourrait impliquer en pratique? Loïc Parein, avocat pénaliste de la place vaudoise, s'est posé la question dans un post dernièrement publié sur Twitter. Réagissant à un reportage de la RTS dédié au sujet, il se pose deux questions:
La nouvelle définition pose deux questions aussi complexes qu’intéressantes :
— Loïc Parein (@loic_parein) June 2, 2023
1) Comment distinguer la passivité désirée et la résignation subie ?
2) L’accusé a-t-il perçu l’état de sidération, faute de quoi il n’est pas punissable ? https://t.co/MAjstdc0Ct
Alors, un accusé pourrait-il être acquitté sous prétexte qu'il n'a pas perçu cet état de sidération? Loïc Parein a accepté de répondre aux questions de watson.
Que disent la littérature juridique et les études de cas à propos de l'état de sidération?
Loïc Parein: A peu près rien! Il existe de la doctrine juridique sur la commission des infractions contre l'intégrité sexuelle, mais cette notion-là est complètement nouvelle dans la loi suisse. Il n’y a de même pas d'arrêt de principe du Tribunal fédéral qui la mobilise. Jusqu'à présent, la loi s’articulait en termes de contrainte, bien que cela n’excluait pas de considérer la soumission comme marqueur de criminalité. Il y a en revanche de la documentation psychosomatique, qui rend compte de ce réflexe de l'être humain quand il se sent menacé.
Les premiers procès où cet état sera pris en compte ou refusé feront donc jurisprudence?
Une pratique va se dégager par la succession des cas traités. Cela amènera à une meilleure sécurité juridique. On saura mieux ce que cet élément signifie pour le droit suisse. Pour l'heure, l'absence de repères ne va pas favoriser le travail des juristes.
Comment cette sidération peut-elle être prise en compte juridiquement? Quels sont ses critères?
Il n'y a pas de consensus sur les effets de cet état à ma connaissance. Les tribunaux vont progressivement se familiariser avec la notion. C'est une phase propre à tout nouveau concept intégré dans le droit et la jurisprudence va être importante. Il va falloir en priorité s'entendre sur ce qui compose cette sidération et sur les manifestations de cet état. En attendant, cela rend la pratique imprévisible, à regret.
Comment cela peut-il se manifester, en pratique?
La question est plus complexe qu'il n'y paraît. La terminologie laisse penser qu’une personne se fige totalement, mais la description des symptômes indique aussi de possibles «mouvements automatisés». Si on admet ceux-ci dans la définition, il existe le risque de les confondre avec des gestes démontrant l’absence de refus.
Si la pratique arrête qu'un état de sidération est une immobilité totale, par exemple lors d'une relation sexuelle d'une vingtaine de minutes, ce sera alors plus compliqué de résister à l'imputation d'une faute.
Est-ce possible de ne pas percevoir l'état de sidération de son partenaire? Et être acquitté alors qu'on est accusé de viol?
Cela dépend des circonstances, en particulier de ce dont est consciente la personne accusée. Prenons le cas majoritaire: un homme accusé de viol sur une femme.
C'est parole contre parole. L'homme pourrait dire: «elle m’embrassait, me déshabillait, me caressait, etc.» tandis que celle qui dépose plainte niera avoir accompli le moindre geste. Tout d’abord, le juge devra déterminer comment les choses se sont passées. Il pourrait alors se déclarer convaincu de l’existence d’un état de sidération. Et seulement après se demander: l’accusé a-t-il remarqué que sa partenaire n’était pas dans son état normal et a-t-il exploité la situation au détriment de celle-ci? Si oui, ce sera un viol. Si l’accusé n’en était en revanche pas conscient, il n’est pas coupable. Le juge doit l’acquitter, indépendamment du choc pour la victime dont l’état de sidération est pourtant reconnu.
Une situation terrible pour celle-ci, non?
Il faut rappeler que le droit pénal est basé sur la faute. Le juge doit se mettre à la place de l’accusé pour se convaincre de ce qu’il savait et voulait. C’est un exercice délicat mais indispensable avant de se déclarer convaincu qu’il a agi intentionnellement, peu importe le degré de souffrance d’un plaignant.
Dans votre message, vous parlez également de «passivité désirée»: que voulez-vous dire par là?
Certaines personnes tirent leur plaisir sexuel en restant passives. Mais selon l’évolution du rapport, un des partenaires peut soudain se retrouver dans une position peu désirée ou désagréable et être pris de stupeur au point de ne pas réagir, malgré un consentement donné au préalable.
Verra-t-on dans les dossiers des actes d'accusation et des défenses des éléments touchant à la perception des signaux non verbaux émis par la victime?
La question du langage corporel se pose déjà aujourd'hui en droit pénal, mais cela prendra certainement de l’importance. Si une gestuelle indique sans ambiguïté un refus, il n'y a pas forcément besoin d'un «non». Le langage non verbal vaut autant que des mots.
La différence est que, si l’état de sidération comprend l’accomplissement de gestes automatiques, il appartiendrait au juge de déterminer dans quelle mesure l’accusé devait les identifier comme tels et non comme une participation délibérée.
On parle aussi parfois d'emprise psychologique, un terme plus général qui donne la couleur de la relation entre un prédateur et sa victime. Est-elle compatible avec l'état de sidération?
A mon sens, il faut distinguer les deux états sur le plan sémantique. Il y a cependant des circonstances dans lesquelles ils peuvent se recouper. Un cumul pourrait tout à fait justifier une peine plus lourde.