L'affaire a déchiré le Royaume-Uni: en 2017, une jeune ado de 14 ans a mis fin à ses jours après s'être intéressée de près à des sphères en ligne valorisant le suicide. Les signes avant-coureurs étaient pourtant inexistants. Le destin de la jeune Molly Russell était-il inévitable? Ses parents ne sont en tout cas pas de cet avis et font campagne pour sensibiliser sur les dangers des réseaux sociaux et des algorithmes.
En octobre dernier, la justice britannique a reconnu la responsabilité des plateformes consultées dans la descente aux enfers de la jeune ado. L'affaire est remontée jusqu'au gouvernement, qui a pris les choses en main et envisagé plusieurs actions. Parmi elles: interdire les réseaux sociaux au moins de seize ans, une mesure concrète que le parlement britannique discute en ce début d'année. La société Meta de Mark Zuckerberg, qui possède Facebook et Instagram, a d'ores et déjà indiqué que si une telle loi était passée, le groupe quitterait le Royaume-Uni.
En Suisse, cette proposition fait réagir. Le juriste technologue Sébastien Fanti, qui a suivi de près les discussions outre-Manche, estime qu'il est grand temps de réguler les réseaux sociaux pour les plus jeunes. «La solution proposée au Royaume-Uni est intéressante car elle montre les limites de l'auto-régulation», constate le juriste.
Le Valaisan file la métaphore: «Les cow-boys doivent laisser les flingues à l'entrée du saloon et c'est sûr qu'ils ne seront pas contents». Les garçons vachers qui laissent la Winchester devant la porte, ce sont les géants de la tech, Meta ou TikTok par exemple.
Sébastien Fanti considère ce pays comme une exception notable au sujet de la protection de la jeunesse en ligne. Le gouvernement et le ministre des Sciences y poussent pour un équilibre entre la liberté individuelle en ligne et la protection des mineurs et de leur santé mentale.
Autre son de cloche du côté de Niels Weber, psychothérapeute spécialisé dans l'hyperconnectivité. Pour le spécialiste, au diapason de patients connectés depuis des années, une interdiction formelle n'est pas la solution et serait même contre-productive.
Pour le thérapeute, les problèmes présents en ligne sont plutôt le reflet d'autres troubles. Si un ado privilégie son utilisation numérique aux dépens des autres aspects de sa vie, c'est un «signal d'alerte».
«Le problème d'une interdiction, c'est qu'elle empêche d'élaborer des solutions», philosophe le psychologue. «Typiquement, si un enfant tombe sur une vidéo Tiktok qui évoque le suicide, il faut avant tout en parler avec lui.» Le thérapeute estime qu'il est faux de considérer le monde numérique comme la base du problème, alors que celui-ci fait écho au réel.
Plutôt qu'interdire, Niels Weber préconise plutôt un «double travail»: accompagner et éduquer. «Il faut apprendre aux plus jeunes comment fonctionnent les algorithmes et les réseaux sociaux. Et puis il y a aussi la thématique de l'intelligence artificielle (IA), que les ados ont déjà commencé à utiliser, qui avance à grands pas.» Le psychologue plaide donc pour l'élargissement de l'éducation numérique, qui a d'ailleurs été intégrée dans le plan d'études de plusieurs cantons romands.
Pour autant, le psychologue n'est pas un forcené des écrans: «C'est très bien de devoir les ranger de temps à autre, comme dans les salles de classe. Il faut aussi apprendre à s'en passer.»
On s'imagine toutefois mal un enfant de cinq ans naviguer «sainement» sur les réseaux sociaux. Quelle limite d'âge, même si forcément un peu arbitraire, devrait-on recommander aux parents d'un ado qui navigue sur le web? «Oui, 13 ans m'a l'air correct» reconnaît Niels Weber, qui précise d'emblée: «Mais mieux vaut le faire en étant accompagné.» Il s'agit de laisser l'ado expérimenter tout en ayant un certain contrôle, afin de lui donner toutes les clés pour partir seul sur les chemins du web. «Dans un monde parfait», il estime que:
D'autant plus que pour le psychologue, les réseaux sociaux sont particulièrement positifs pour une autre catégorie d'ados: les introvertis. Si on peut penser ceux-ci plus à risque sur le net, à l'image de la jeune Molly Russell, Niels Weber insiste: «Certains introvertis ont plus de facilités à entretenir des relations en ligne. A contrario, les extravertis passent des contacts virtuels aux réels sans problème.»
«La solution de la Chine par exemple, qui vise à limiter drastiquement les plateformes aux jeunes, ne fonctionne pas du tout», analyse le thérapeute. Pékin interdit l'accès à Internet la nuit aux moins de 18 ans et limite le temps de connexion par jour à deux heures pour les ados et une pour les enfants. Les fournisseurs de smartphone ont l'obligation d'installer des applications de contrôle de la durée d'utilisation.
Accompagner les ados avec bienveillance, mais aussi vigilance, c'est le défi des parents. Mais plus haut, ne peut-on vraiment rien faire? Berne prend-elle la mesure de la problématique en Suisse?
Sur ce sujet, Sébastien Fanti n'hésite pas à pousser un coup de gueule: «La démarche qu'on voit en ce moment à Londres serait impensable en Suisse. Les politiciens n'ont pas le courage d'empoigner ce sujet.» Si la thématique du cyber-harcèlement progresse au Parlement — le Conseil des Etats a accepté en décembre dernier de le faire rentrer dans le Code pénal —, l'accès aux réseaux sociaux pour les plus jeunes est encore peu régulé.
Mais si le projet du gouvernement britannique aboutit, le juriste estime que cela pourrait créer un précédent. Pour l'expert, le fait que le Royaume-Uni soit sorti de l'Union européenne permet d'ailleurs au pays de légiférer sur ce sujet de manière plus efficace.
Le vent est-il en train de tourner sur cette thématique? En France, Emmanuel Macron a fait de la lutte contre le harcèlement scolaire une priorité. A l’image de cet élève emmené par la police devant tous ses copains, menottes aux poignets, pour avoir harcelé une camarade de classe en ligne, en septembre dernier. Si choquer les écoliers pour l'exemple va un peu loin, cela a le mérite de remettre l'église au milieu du village et de rappeler que «le harcèlement en ligne, cela reste du harcèlement», estime Sébastien Fanti. Qui espère que les fronts vont commencer à bouger en Suisse sur ce sujet.