Ah, notre cerveau, quel outil magique, bien plus intelligent... que nous-mêmes. Oui mais! Ce dernier n'est pas exempt de tomber dans des pièges de la pensée, qui nous éloignent de la réalité des faits. Surtout à l'heure de ChatGPT ou autres moteurs de recherche.
watson: En 2023, parler des biais cognitifs, est-ce important?
Pascal Wagner-Egger: Il me semble que oui. Même les plus grands génies du présent et du passé ont pu ou peuvent se faire influencer par ces biais. Les connaître permet de les éviter.
Avec ce livre, faites-vous de la prévention de la pensée?
En quelque sorte. Ces erreurs sont facilement commises. La plupart du temps, les erreurs de raisonnement et les croyances qui y sont liées sont sans gravité. Mais cela peut le devenir lorsque cela apparaît dans le cadre d’une radicalisation sectaire ou de toute forme d’extrémisme (religieux, complotiste, etc...).
«Biais» et «Cognitif», pouvez-vous expliquer ces mots?
«Biais», cela renvoie à une erreur. «Cognitif», c'est tout ce qui renvoie au traitement de l'information, en opposition avec l'«affectif», qui renvoie aux émotions. Là, on se situe an niveau du raisonnement intellectuel, de la perception ou de la mémoire.
Les biais cognitifs ne sont-ils pas nécessaires pour bien vivre?
Certains peuvent l’être, mais tous reposent sur une forme d’erreur, qui est finalement problématique du point de vue de la vérité. Par exemple, le biais de supériorité illusoire, le fait que tout le monde se croit mieux que la moyenne, est utile au niveau psychologique pour se sentir bien. Mais une «douce illusion» reste une illusion…
Les biais sont-ils culturels, sociaux ou biologiques ?
Cela dépend des biais. Certains sont plutôt liés à l’apprentissage social, d'autres seraient d'origine biologique, mais peuvent être modulés par la culture. Une partie de nos outils mentaux pour survivre ont été sélectionnés par notre cerveau tout au long de notre évolution. Cela s'illustre parfaitement avec le biais d'intentionnalité; l'on a tendance à interpréter des événements autour de nous comme provenant d'une intention humaine.
Pouvez-vous illustrer le concept?
Prenons l'exemple de bruits dans la forêt, que l'on risque de percevoir comme ceux d’un prédateur qui nous veut du mal: ce biais a eu son utilité autrefois. Mais puisque notre environnement actuel est moins dangereux, on risque désormais de surinterpréter, le bruit étant plus probablement dû au vent, ou à un animal.
Vous dites que l'on peut expliquer en partie le phénomène du complotisme à travers les biais...
Je pourrais par exemple citer celui qu'on appelle le biais de corrélation illusoire, qui amène à faire des liens entre deux événements émanant d'une coïncidence: la 5G vient de Chine, le coronavirus aussi, et certains établissent un lien illusoire entre les deux, à partir de cartes de géographie montrant aux mêmes endroits une plus grande concentration d’antennes 5G et de virus. Mais corrélation n’est pas causalité: dans les villes, il y a à la fois plus d’antennes 5G et de virus en circulation que dans les campagnes…
On parle aussi du biais de proportionnalité, bien vivace à notre époque.
Cela renvoie à l'idée (pas toujours juste) qu'un effet important doit avoir une cause importante. Quand une célébrité meurt, on a de la peine à admettre que la cause est banale. Comme la personne est importante, la cause doit être importante également.
Certaines situations font intervenir plusieurs biais en même temps...
Le fonctionnement de l'horoscope illustre bien comment les biais interagissent: on formule d’abord des phrases générales qui peuvent correspondre à tout le monde, comme: «Vous possédez de considérables capacités non employées que vous n'avez pas utilisées à votre avantage» (effet Barnum). Puis le lecteur va avoir tendance à être impressionné par ce qui coïncide, en laissant de côté ce qui lui correspond moins (biais de confirmation), et finalement faire un lien entre les astres et sa personnalité (biais de corrélations illusoires).
Ce que vous nommez la «Chambre d’écho» (réd: les individus sont encore plus renforcés dans leur croyance en raison des réseaux sociaux et leurs algorithmes, qui mettent en avant le contenu qui nous intéresse le plus), est-ce un piège pour nos neurones?
Oui, cela renforce encore les biais cognitifs! Mais le fait de le savoir est déjà un premier pas pour corriger le phénomène. En faisant une recherche sur internet, il est possible de trouver un grand nombre d'études scientifiques sur un sujet, même celles qui aboutissent à des conclusions négatives. Or, c'est au moment de taper les mots-clés dans la barre de recherche qu'on peut anticiper au mieux le biais de confirmation.
Quels genre de mots-clés doit-on taper, alors?
Si l'on fait une recherche d'articles en ligne sur les vaccins, il faut impérativement aller dans deux directions. Il faut taper «évaluation du vaccin» et pas «dangers du vaccin». La méta-analyse (synthèse de toutes les études sur un sujet) est une façon de contrer ses propres biais, et aide à ne pas se focaliser sur une idée, ou un savant populiste mais minoritaire.
A ce titre, les points de vue sur la méthode et les propos de Didier Raoult ont beaucoup divisé l'opinion publique ces deux dernières années. Votre livre offre-t-il des pistes pour mieux comprendre cette tension?
Didier Raoult un spécialiste, ce qui veut dire qu'on devrait à ce titre pouvoir lui faire confiance. Ça ne veut pas dire qu’il a forcément raison, mais son avis dans le domaine de la virologie a plus de chance d’être correct que celui des non-spécialistes. Cependant, ce qui est encore mieux que l'avis d'un expert, c'est l'avis de plusieurs experts. C’est cela, le consensus scientifique ou la méta-analyse.
Et donc?
C'est là qu'on s'est rendu compte que la majorité des autres scientifiques n'avaient pas le même avis que lui. Alors, peut-être a-t-il raison contre la majorité. A ce titre, selon la méthode scientifique, il doit fournir des études solides, répétées et répliquées par d’autres pour éventuellement changer le consensus scientifique. Un Galilée ou un Copernic ont bien sûr parfois modifié l’avis de la majorité, mais seulement grâce à leurs théories et observations qui ont pu être corroborées par d’autres. Dans le cas Raoult, ce n'est pas ce qui s'est passé. Ses études contenaient beaucoup d'erreurs et de biais. En conséquence, les méta-analyses ont contredit son avis.
Peut-on rechercher des preuves sur tout sujet?
Bien entendu! Tout peut être étudié, tout est intéressant; de la télépathie à l'existence des fantômes. Mais cela requiert une recherche méthodique et objective de preuves.
Au final, vous expliquez bien qu'on a beau être tous pétris de biais, on n'est pas stupides pour autant...
Non, en effet. La stupidité renvoie plutôt un manque d'effort intellectuel. Comme disait joliment Gainsbourg: «La connerie, c’est la décontraction de l'intelligence». En psychologie, c'est assez juste.
Ne souffre-t-on pas tous d'un biais de supériorité illusoire?
Oui, il est assez répandu. Mais il a son utilité, car sans lui, on pourrait être mené à la dépression. Tout est question de dosage; on peut être rassuré par ce biais, mais il faut aussi savoir le limiter d’une façon ou d’une autre, pour ne pas tomber dans le narcissisme.
Au final, on trouve presque toujours du positif à nos biais cognitifs. Vous avez d'ailleurs à chaque fois détaillé les effets positifs et négatifs de ces derniers.
Oui, la conclusion à l'étude des biais est somme toute rassurante: même dans l'erreur, on peut y trouver des avantages, comme échapper au danger, ou encore mieux avancer dans la vie. Il s'agit tout simplement de prendre garde à leurs inconvénients.
Existe-t-il un remède pour prévenir un trop gros impact de tous ces biais?
On sait que l'éducation permet de limiter l’effet de ces biais. Ainsi, des cours d’esprit critique, ainsi que d‘éducation aux médias pour apprendre à évaluer les flux d’information qui nous parviennent, sont sans doute nécessaires, mais pas forcément suffisants.
Quel est votre biais préféré ?
Je dirais qu'il s'agit du biais sur les biais, ou biais du point aveugle. C'est celui qui est illustré en couverture du livre. En effet, on perçoit plus facilement les biais chez les autres, que chez nous. C’est joli, car ça nous montre qu’il faut toujours se méfier de ce que l'on perçoit.