Disons-le, il est difficile de tomber à genoux devant l'Argentine, malgré toutes les références à Diego et au pape, à toute une mythologie de farce-et-attrape. Les moments de grâce sont rares et les miracles sont l'apanage de Lionel Messi, le «Diez» (no 10) qui tient lieu de prophète, qui écarte les défenses regroupées comme d'autres la mer Rouge.
Mais avouons-le aussi et ne cachons surtout pas notre joie: cette Argentine a quelque chose de spécial. Quelque chose de presque imperceptible et d'extrêmement fédérateur: une force, un souffle, une volonté toute-puissante que l'on ne retrouve pas ailleurs. Ou pas dans des proportions aussi extravagantes.
A travers ce nouveau paradigme argentin, la Coupe du monde aura réhabilité des valeurs universelles, un peu cul-cul sans doute et néanmoins indémodables, de courage et d'abnégation. «Cette équipe ne fait pas tout bien et il y a même des choses qu'elle ne sait pas faire. Mais elle a l'immense mérite de ne pas se prendre pour une autre, de savoir dans quelle direction elle va et avec quel modus operandi», écrit magnifiquement José Barroso, observateur de l'Argentine, dans L'Equipe.
Peu importe qu'on l'appelle la grinta, la stimmung, le fighting spirit ou la niaque: l'Argentine a ce supplément d'âme. Aussi imperceptible soit-il, c'est tout ce qui distingue un projet de jeu d'une ambition commune.
Le constat s'applique aux quatre demi-finalistes, à des degrés divers: les collectifs ont triomphé d'un certain individualisme contemporain, porté vers le culte du mâle dominant et du talent unique. Ce Mondial a fait passer le football d'un concept de sélection, articulé autour d'un ou plusieurs hommes forts, parfois en mode «best of», aux bases même du sport d'équipe.
Maroc, Argentine, Croatie, France: tous ont fondé leur succès sur des valeurs relativement archaïques de complémentarité et de combativité, voire de connivence. Tous ont eu cette approche holistique qui consiste à penser qu’un ensemble bien structuré, bien équilibré et bien mené, sera toujours supérieur à la somme des individus qui le composent. Même la France de Mbappé. Surtout la France de Mbappé.
Après un Euro où il s'agissait d'intégrer Benzema à une organisation en place, Didier Deschamps est revenu aux principes carrés et terriens qui ont fait sa légende. Sa priorité fut moins l'alliance des individualités, au péril du système, que la conviction d'en dégager «une force collective», selon sa propre expression.
Sans renier un certain star-system, la France s'est reconstruite sur un bloc solide de personnalités dévouées et loyales, avec un Griezmann qui dépanne au milieu, un Dembélé qui défend jusqu'au poteau de corner, un Giroud qui incarne à lui seul les pouvoirs sous-estimés d'une France crocheuse, pieuse et laborieuse. Une France nettement plus équilibrée au Mondial dans son 4-2-3-1 traditionnel qu'avec Pogba et Benzema en leaders techniques au dernier Euro...
Cette vision du collectif n'est certes pas loin d'épouser des thèses bolchéviques, avec la différence fondamentale dans le football qu'est la prise d'initiative. Peut-être est-ce exagéré mais ce n'est pas moins une évidence: chez tous les demi-finalistes de la Coupe du monde, le groupe a surpassé l'individu.
Le constat renvoie à l'épopée du Maroc et à son patchwork multiculturel de joueurs nés partout en Europe, unis par des notions... assez nordiques de cohésion sociale: la froideur, l'assurance et la couverture mutuelle. Assurer le repli et couvrir les montées. Tous autant qu'ils sont ou qu'ils ont été.
Pendant longtemps, des sélections africaines (en particulier) ont vécu sous le diktat de quelques augustes expat's, quand ce n'était pas au gré de leurs doléances et caprices. Le Maroc a effacé en quatre semaines des décennies de vedettariat et de luttes patriarcales, dans ce qui restera la plus belle révélation de ce Mondial.
Ce constat renvoie aussi aux échecs du Brésil, peut-être le meilleur effectif de ces cinquante dernières années, mais encore du Portugal, incapable de coordonner des talents exceptionnels face à des adversaires homogènes ou mieux assortis.
Jusqu'à la finale, les forces collectives auront triomphé du mâle. Le Mondial aura restauré l'idée un peu ringarde selon laquelle, en football, l'individu ne s'affranchit jamais totalement du groupe, de sa dynamique et de ses mécanismes. Les buteurs ont beau seriner à longueur d'exploits que «le plus important, c’est l’équipe», voire «les trois points», pour une fois, on a eu l'impression qu'ils disaient la vérité – à défaut d'être toujours sincères.