Placée sous le signe de la fraternité planétaire, la cérémonie d’ouverture de la Coupe du monde de football, dimanche au Qatar, était pleine d’appels du pied en faveur d'une bonne entente entre Islam et Occident. Dans un décor évoquant par moments la saga Star wars, avec un Morgan Freeman dans le rôle du sage, l’heure était à la paix dans la galaxie entre ces deux rivaux civilisationnels.
Lorsque l’émir du Qatar, Tamim ben Hamad Al Thani, a déclaré ouverte la compétition au nom de Dieu le Clément, le Miséricordieux, citant un passage du Coran, le message adressé était des plus clairs: l’Islam a sa place dans le monde, il est respectable et doit être respecté. Et quand ce fut au tour des sabres d’entrer dans la danse, une chorégraphie servie par des hommes en djellabas blanches, chacun comprit que la Coupe du monde était organisée dans un pays arabe et que le pays hôte assumait cette représentation culturelle, fût-elle évocatrice du tranchant de la lame.
En d’autres termes, le Qatar, premier pays arabe et premier pays musulman à accueillir une coupe du monde, n’a pas renié son identité. Il n’a pas eu honte de lui-même, de ses traditions, de ses racines. Il a eu raison d’affirmer des spécificités, pour partie folkloriques, pour partie constitutives de son rapport au monde.
S'il a bien fait de ne pas rougir de lui-même, il n’est pas sûr que le «dialogue» Orient-Occident ressorte renforcé de cette compétition qui s’annonce crispante d’un bout à l’autre. Certes, c’est le richissime Qatar et avec lui la Fifa, non l’Islam et le monde arabe, qui sont aujourd’hui sous le feu de critiques venant principalement d’Occident. Les milliers d’ouvriers qui auraient perdu la vie pour que la Coupe du monde voie le jour au Qatar, une accusation formulée de longue date, mais ayant sorti de leur sommeil des résistants de la vingt-cinquième heure, entachent gravement la réputation de ce rendez-vous sportif mondial.
Pourtant, ce sont davantage des aspects sociétaux qui risquent de nuire à la bonne entente, s'il y en eut jamais une, entre une conception islamique du monde, du moins telle qu’elle se révèle ces jours-ci au Qatar, et une conception occidentale, tout à fait rodée, dudit monde. L’impossibilité de boire de la bière dans le périmètre des stades, en contradiction avec un engagement de la Fifa, peut paraître anecdotique, il nourrira des commentaires, pire, des pensées peu amènes sur l'interdit de l'alcool dans l'Islam.
Plus dommageable est l’interdiction faite par la Fifa aux joueurs qui le souhaitaient, tel le capitaine suisse Granit Xhaka, de porter le brassard arc-en-ciel «One Love» contre les discriminations des personnes LGBTQ. Le message ici envoyé pourrait être que l’Islam ne tolère pas l'homosexualité, et c’est bien le cas dans les pays musulmans, qui punissent plus ou moins sévèrement les pratiques homosexuelles.
On atteint d'ailleurs ici les limites à la fois du différentialisme et de l’universalisme, deux approches concurrentes du monde. La première, au nom de l’intersectionnalité des luttes minoritaires, prône le droit à la différence, poussant parfois le culot à envisager la possibilité d’une «homophobie soft» pour préserver la dignité des musulmans vivant en Occident (c’est la position de la militante décoloniale française Houria Bouteldja).
La #DILCRAH dénonce ce discours haineux. L'#homophobie n'est jamais "soft". Elle doit être combattue partout, sous toutes ses formes, car ses conséquences sont bien réelles.
— DILCRAH (@DILCRAH) October 28, 2022
Par ailleurs, nous signalons tous les commentaires ouvertement #LGBTphobes faisant suite à ces propos. https://t.co/wn4vrF6pkL
Sauf que cette posture relativiste est en réalité moralement intenable par ceux-là mêmes qui l’adoptent. L’affaire des brassards «One Love» renvoie les différentialistes à l'inanité de leurs petits calculs.
Quant à l’approche universaliste, pour qui tous les individus, où qu’ils naissent, ont droit à la liberté de pensée et de comportement, le fait de ne pas pouvoir porter ce brassard au Qatar confirmerait sa pertinence. L'universalisme vaut mieux, c'est certain, que le différentialisme, mais autorise-t-il à faire ouvertement la leçon au pays hôte sur ses terres?
Alors, le Qatar devait-il laisser les supporters boire de la bière et les joueurs qui le veulent porter un signe de tolérance envers les relations homosexuelles, toutes choses bannies par la charia, la loi islamique dont s’inspire la législation de l’émirat? Celui-ci n’est-il pas dans son droit en faisant appliquer les règles qui sont les siennes? Ne s’humilierait-il pas en fermant les yeux sur ce qui fait son identité? N’oublions pas que le Qatar, au-delà de tous les reproches qui l'accablent, représente le monde arabe, et pour ceux qui s’y reconnaissent, l’Islam. En donnant l'impression d'imposer ses us et coutumes en pays musulman, l'Occident pourrait passer pour néocolonialiste. Rien n'est simple, dans ce jeu de perceptions.
Aussi ne doit-on pas prendre à la légère ce qui est sans doute plus que des péripéties. Ces différends à propos de l'alcool et de la sexualité, réapparaissant à l'occasion de la Coupe du monde de football, pourraient contribuer à creuser plutôt qu’à réduire les incompréhensions entre l’Islam, associé aux interdits, et l’Occident, corrélé aux droits.
Un autre effet – inattendu – pourrait se produire au cours de la présente Coupe du monde: ce mondial (le Qatar et sa voisine l’Arabie saoudite, invitée à la tribune présidentielle lors de la cérémonie d’ouverture, ne l'ont peut-être pas envisagé) pourrait être celui de la pénétration, comme jamais, des droits individuels dans le monde arabe, musulman par extension.
Car pas très loin de Doha, l’Iran, en ébullition contre le régime islamiste des mollahs, a placé l’enjeu au plus juste des endroits, celui du libre arbitre. En refusant de chanter l’hymne de leur pays, hier lors de la rencontre qui les opposait à l’Angleterre, les footballeurs iraniens ont indiqué où se situait l’essentiel.