Un bandage à une cuisse, quelques pas mal assurés, des grimaces. Et un diagnostic réservé: « C’est assez évident qu’il a un peu mal, mais vous savez, c’est Novak», a goguenardé Todd Woodbridge dans Wide World of Sports.
C'est Novak, son passé, son sens du tragique et du cabotinage, une certaine propension à l'entourloupette (ah, ses fameux problèmes de vessie... Les besoins sont devenus tellement pressants qu'il n'attend plus la fin des sets pour aller aux toilettes). Mais est-ce une raison? Il est évident dans ce cas, non seulement que Djokovic a «un peu mal», mais qu'il a traversé péniblement, avec des lenteurs, les premiers jours de l'Open d'Australie.
«Dès qu’il commence à courir, il n’y a absolument aucun problème. Je ne dis pas que c’est un stratagème (...) mais Novak utilise ce genre de tactique pour se concentrer et s'enhardir. Nous le voyons faire cela depuis longtemps», en a rajouté Woodbridge.
Le Serbe a eu vent des médisances et, s'il les a sagement éludées en conférence de presse, il s'en est ouvert auprès des journalistes serbes, comme le rapporte la télévision B92.
Selon plusieurs sources à Melbourne, Djokovic est offensé à double titre. Par l'impression tenace que les gens, parce qu'il est subversif, hâbleur et serbe, doutent de sa probité. Mais aussi par l'idée obsédante que personne ne l'aime, et ne l'aimera peut-être jamais. Ou jamais comme Nadal et Federer, dont la carrière a marqué l'histoire autant que les esprits, au-delà de toutes les questions liées au jeu, au GOAT et à l'héritage posthume. Quand bien même, nous serions des êtres désespérément rationnels, ce choix-là restera toujours un choix du coeur: les statistiques proposent, la mémoire dispose.
Deux oies blanches et un vilain petit canard font-ils forcément une inégalité de traitement? Pas toujours. Mais c'est bien imité.
Rembobinons le fil du dernier Roland-Garros. Pendant deux semaines, Rafael Nadal a expliqué au monde qu'il ne tenait debout que grâce aux piqûres sur son pied élimé, un junkie qui a besoin de sa piquouse pour continuer de planer; tandis que Djokovic devient suspect au premier verre d'Isostar.
Pendant deux semaines, Nadal a répété que c'était grave, qu'il était grabataire, au bord d'arrêter sa carrière. Il a raconté son pied à moitié shooté, son médecin à portée de main, ses angoisses de compétiteur inné face à l'obsolescence du genre humain. Nous étions censés compatir et applaudir, admirer le courage.
Mais quand Djokovic garait son camion sur le parking de Flushing Meadow, pour le confort de ses siestes dans une chambre hyperbare, l'opinion l'amendait sans attendre. Quand il porte un bandage, c'est pour cacher quelque chose. Une piqûre, une seule piqûre, serait fatale à une popularité aussi faible et mal soignée.
Mais rembobinons aussi le fil d'une carrière que Djokovic (l'a-t-il oublié?) a commencé en chapardant des points faciles, nappé d'un petit air chenapan. Première télé, le Serbe apparait à l'US Open 2005, bras en croix sur le ciment brûlant, une main chevrotante pour appeler un médecin - mais certains ont cru que c'était un prêtre.
Au cours de cette seule et même rencontre, le jeune Djokovic, 18 ans, a sollicité cinq interruptions, deux pour une pause pipi (déjà) et trois pour des crampes improbables, sous les huées de la foule. Puis il a reconnu sans vergogne: «J'avais besoin de ces coupures. Je comprends qu'elles puissent agacer, mais c'était pour moi la seule façon de gagner.»
Trois ans lui ont suffi à bâtir une solide réputation de malade imaginaire. A l'US Open 2008, Andy Roddick lui diagnostiquait «une blessure à chaque cheville, au dos et à la hanche, mais aussi des crampes, la grippe aviaire, l'anthrax, le coronavirus (déjà) et le petit rhume habituel». Avant de conclure: «Soit il appelle le docteur pour rien, soit c'est le gars le plus courageux de tous les temps. A vous de décider les gars.»
Personne ne peut exclure qu'il ait changé, que les erreurs de jeunesse soient devenues des douleurs de vieillesse. Djokovic a mal, c'est évident. Mais l'ambigüité que Todd Woodbridge exprime avec une certaine désinvolture, certes, ne peut pas être reçue comme une attaque gratuite. Elle est le résultat de nombreuses provocations ou exagérations (comme le dit un proverbe vaudois que nous venons d'inventer, à force de pousser mémé dans les orties, il ne faut pas s'étonner que ça fasse du foin).
Novak Djokovic en est quitte pour une nouvelle blessure d'amour-propre. «Je ferai taire les ragots, a-t-il menacé lundi. J’ai l’IRM, l’échographie et le reste, celles d’il y a deux ans (réd: déchirure abdominale à l’Open d’Australie) et celles d’aujourd’hui. Je verrai si je les publie dans mon documentaire ou sur les réseaux sociaux. Peut‐être que je le ferai, peut‐être pas.»
Mais le plus simple, le plus honnête, ne serait-il pas d'aller au bout de la démarche? Assumer une part d'esbroufe et de roublardise. Un peu de brutalité dans un monde de poètes. Etre le méchant du film (et quel film!) face aux gentils Nadal et Federer. Ecrire la légende du Djoker...
C'est tout le problème, avec Djokovic, peut-être même le fond du problème: à force de le voir contrefaire, chercher à plaire, on ne sait plus à qui on a affaire.