C'est bientôt la Fête fédérale. Si vous affrontiez Joel Wicki (le roi actuel, couronné en 2022) au premier combat, combien de temps tiendriez-vous?
SILVIO RÜFENACHT: Aujourd’hui ou à l’époque?
Aujourd'hui, comme on est là assis.
La première minute se passerait sûrement bien. Mais ensuite, je manquerais de souffle.
Donc un roi ne perd jamais son esprit combatif?
L’esprit combatif, la force mentale et la routine, tout ça reste gravé.
Un ex-roi, ça vit comment?
En fait, pas autrement qu’une personne normale. Il faut toujours travailler et gagner son pain. De temps en temps, on me reconnaît lors d’une fête de lutte, mais c’est agréable.
Vous avez des privilèges?
Être devenu roi ne m’a apporté que des avantages. Mais, à mon époque, ce n’était pas encore possible de gagner de l’argent grâce au sponsoring. Aujourd’hui, les lutteurs de haut niveau gagnent parfois déjà beaucoup. Ça n’existait pas à notre époque.
Qu’est-ce qui était différent?
On luttait vraiment pour le plaisir et pour le sport. Et le soir, on buvait peut-être une bière de plus qu’ils ne le font aujourd’hui. Il n’y avait pas encore de téléphones portables, on n’avait donc pas à craindre que chaque bêtise se retrouve sur Internet.
Ça veut dire qu’avant, tout était mieux?
Non, sûrement pas. La lutte suisse n’avait simplement pas la présence télévisée qu’elle a aujourd’hui. Quand, à mon époque, elle passait à la télévision, ça m’agaçait toujours terriblement.
Pourquoi?
Autant que je me souvienne, il y avait d’abord le club de yodel, puis, en deuxième plan, on voyait quelqu’un boire une bière et manger une saucisse grillée. On pouvait au moins voir la finale, parfois déjà un combat avant. Mais c’était tout.
Vous trouvez que la lutte est devenue trop importante?
Je trouve dommage qu’un fan de lutte doive déjà planifier en janvier les fêtes auxquelles il veut assister, faute de billets disponibles.
Pour vous, c’est sans doute plus facile d'en trouver.
Oui, dans le canton de Berne, je suis invité d’honneur à deux fêtes. Sinon, je dois me procurer mes billets comme tout le monde. Mais aujourd’hui, il y a aussi beaucoup de «célébrités au verre de champagne» que l’on ne voyait presque jamais avant aux fêtes de lutte. L’an prochain, il y a à nouveau des élections dans le canton de Berne, et on voit déjà des visages de politiciens sur les places de lutte.
On aime donc toujours être vu avec le roi?
Je dirais que si je traverse la gare de Zurich, j’ai 75 % de chances d’être reconnu par quelqu’un. C’était encore plus fréquent autrefois.
Justement, racontez-nous comment vous avez vécu votre sacre!
J’étais presque hors de moi avant d'entrer dans l'arène, tellement j’étais nerveux en attendant que mon nom soit annoncé. En y pénétrant, j’étais totalement comme dans un tunnel et je voulais absolument gagner cette fête fédérale.
Et vous y êtes parvenu.
Je n’avais encore jamais lutté contre Jörg Schneider (réd: son adversaire en finale). Je voulais absolument forcer une décision rapide. Vers la troisième minute, j’ai attaqué avec un «Kurz-Fussstich» et j’ai pu remporter le combat. Et la folie a commencé...
La folie?
On m’a bien sûr porté sur les épaules, tout le monde m’a félicité et j’ai dû rejoindre Beni Thurnheer à la tribune pour une interview. Et puis enfin la douche, la proclamation du classement, les photos et le retour à Hettiswil.
Avec un accueil triomphal.
Dans le village, il y avait probablement deux fois plus de gens que d’habitants. Et puis, c'était la fête jusqu’au matin... J'étais épuisé. Et le lundi soir, je devais déjà réintégrer l’école d’officiers.
Si vous comparez la lutte d’aujourd’hui à celle de votre époque, qu’est-ce qui vous frappe?
Avec le club de Burgdorf, on a organisé en 1995 la fête de l’Emmental. Imaginez: on avait vendu seulement 20 billets en prévente. Aujourd’hui, il me faut beaucoup plus de temps pour retrouver mes amis dans une fête, car il y a tellement de monde. Est-ce que c'est mieux ou pire? C’est juste différent.
Et on a aussi l'impression que le roi est désormais plus athlétique.
Aujourd’hui, chaque lutteur veut avoir un entraîneur qui lui dise à quel point il est bon. Je ne comprends pas ça. En tant qu’hommes aguerris pratiquant un sport exigeant, ils devraient savoir d’eux-mêmes comment ils se sentent le matin.
Un joueur de hockey doit jouer au hockey, et la préparation physique en fait simplement partie. Mais je crains que le culte du corps ne prenne le dessus chez certains lutteurs. Et la conséquence, c'est que les athlètes d’aujourd’hui luttent surtout avec la force. On voit beaucoup de «Kurz». Mais je suis convaincu que les meilleurs lutteurs de l’Histoire tiendraient encore aujourd’hui.
Vous portez quel jugement sur la professionnalisation croissante dans la lutte?
Si quelqu’un signe un contrat pour 3 000 à 4 000 francs par mois, c’est certes beaucoup d’argent, mais est-ce vraiment rentable? Ça coûte beaucoup de temps de présence. On devient le représentant d’une marque et plus simplement soi-même. Ça interpelle.
Que représente pour vous la lutte?
C'est ma vie. J’y ai mes amis et ce sera toujours le cas.
Vous gériez comment la pression?
J’ai engagé assez tôt un entraîneur mental et on a travaillé à rester calme aux bons moments et à devenir dynamique avant le combat.
La santé mentale, c'était déjà un sujet chez les lutteurs à votre époque?
Je pars du principe que c'est une affaire personnelle.
C'est quoi, le plus grand défi que vous avez dû relever?
Après le titre de roi, j’ai dû apprendre à gérer la pression dans les arènes. Mais j’ai simplement changé ma manière de lutter et je me suis satisfait plus souvent de forcer un résultat en travaillant au sol. Dans ma vie privée, la pression est venue d’elle-même lorsque je me suis mis à mon compte, mais ça fait partie du jeu.
Et c'était le bon choix de se mettre à son compte?
Oui. J’avais alors 27 ans et j’étais encore lutteur actif. Et j’ai eu un peu de chance. J’ai pu reprendre une entreprise en faillite. Du jour au lendemain, j’avais un atelier et cinq employés. C’était du «learning by doing». Il fallait trouver des clients.
Bientôt, il y aura un nouveau roi couronné à Mollis. Ce sera qui?
Le meilleur. C’est une réponse méchante, je sais.
Mais diplomatique.
Cela dit, il faut préciser qu’à la Fête fédérale, le vainqueur n’est pas forcément le meilleur lutteur. Mais celui qui bénéficie du meilleur tableau et du momentum.
Adaptation en français: Yoann Graber