Stefan Küng, à quel point votre couple bat-il de l'aile pour que vous en soyez venu à perdre votre alliance lors de votre chute à Emmen en novembre dernier?
(Rires) Ce n'était évidemment pas prévu. Un jour, il y en aura une nouvelle. Mais j'ai dit à ma femme que c'était à elle de me l'offrir. Ce serait étrange si je l'achetais moi-même.
Quand avez-vous constaté la perte?
Je m'en suis rendu compte lorsque j'ai été transféré à l'hôpital de Saint-Gall. On m'a retiré l'attelle et l'alliance n'était plus à mon doigt. J'ai regardé les images de l'arrivée, sur lesquelles j'ai cru apercevoir la bague. J'ai donc pensé qu'elle m'avait été retirée à l'hôpital aux Pays-Bas. J'ai appelé, mais personne n'a su me dire.
Cette histoire a beaucoup fait parler.
Une chaîne de télévision belge s'est même penchée sur la question et a analysé des ralentis en super slow motion. Finalement, l'alliance a dû s'envoler lors de la chute.
Vous avez subi une commotion cérébrale, une fracture de l'os zygomatique et plusieurs fractures à la main, tout en franchissant la ligne d'arrivée couvert de sang. Comment vous sentez-vous physiquement et psychologiquement?
Je vais bien. Evidemment, les cicatrices resteront, sur le front et au niveau de l'os zygomatique. Mais ce ne sont que des signes extérieurs. La chute est oubliée. Durant ma rééducation, j'ai surtout été handicapé par ma main et les deux métacarpes cassés. Mais cela ne m'empêchait pas de m'entraîner.
Revenons à votre chute. Vous êtes immédiatement remonté sur le vélo. Si l'on applique le règlement UCI, vous n'auriez pas dû repartir. Qu'est-ce qui n'a pas fonctionné?
J'étais tellement conditionné que j'ai tout de suite eu ce réflexe. Les chutes font malheureusement partie du métier. On veut rattraper le plus vite possible notre retard et on appelle tout de suite notre véhicule. Je n'ai aucun souvenir de la chute, en fait, c'est juste une réaction automatique. Les gens dans la voiture d'assistance ont eu la même attitude.
Mais une seconde chute aurait pu avoir de lourdes conséquences.
En effet. Une telle situation ne devrait pas se produire. Nous ne pouvons pas revenir en arrière, à nous d'être plus attentifs à l'avenir. Au foot US, cela a pris beaucoup de temps pour que le «protocole commotion» soit véritablement appliqué. Le règlement est rapidement mis en place, mais il faut finalement un certain temps d'adaptation.
Comment peut-on expliquer votre chute? Une erreur de communication?
Exactement. Mon véhicule m'a donné une information que j'ai interprétée différemment. La route tournait vers la gauche et se rétrécissait à cause des barrières. Vous savez, des erreurs peuvent toujours survenir.
La confiance dans la personne qui transmet les instructions par radio est indispensable. A-t-elle été ébréchée?
Je continue de faire confiance à notre staff à 100%. C'est mon entraîneur qui m'a donné les instructions. Nous travaillons ensemble depuis un certain temps et nous nous apprécions mutuellement. Il a essayé d'agir du mieux possible pour moi et cherche toujours la meilleure ligne.
Un débat sur la sécurité a également été lancé après la mort tragique de Gino Mäder sur le Tour de Suisse. Son décès vous a secoué.
Il m'a énormément secoué. C'était un collègue, mais aussi un ami. Nous nous ressemblions, nous aspirions tous les deux à la victoire. Cela m'a bouleversé, car je le connaissais bien. Nous nous sommes vus de temps en temps, même en dehors des courses.
Vous n'avez pas poursuivi le Tour de Suisse. D'autres coureurs ont fait de même, pas tous. Quelle était votre pensée?
En fait, je voulais d'abord continuer. J'estimais que c'était ce qui m'aiderait le plus. Je savais que tôt ou tard, je devrais participer à une course. Je me suis dit qu'il valait mieux que je le fasse tout de suite. Et lorsque j'ai fixé le dossard et voulu mettre le casque, cela ne l'a pas fait.
Votre retour s'est fait lors des Championnats de Suisse. Qu'avez-vous ressenti à cette occasion?
Il y a eu un sprint ce jour-là. J'ai vite remarqué que Marc Hirschi était le plus fort - j'ai stoppé mon effort. Dans mon esprit, l'essentiel était de ne pas monter sur le podium, pour pouvoir rentrer le plus vite possible à la maison. C'est très étrange, car cela ne correspond pas à l'âme d'un coureur.
Vous avez ensuite enchaîné avec le Tour de France.
Je n'étais pas dans le coup. Je n'avais pas vraiment faim, je manquais de motivation. Vous relativisez beaucoup. Chacun avait sa manière d'appréhender les courses. Si je n'avais pas été au Tour de France, je serais probablement resté à la maison et j'aurais pu tomber dans un trou.
Comment avez-vous perçu les critiques concernant le parcours du Tour de Suisse?
J'ai trouvé ça déplacé. Les gens cherchent toujours des explications. Gino était un coureur chevronné, il connaissait la descente. Puis, toutes ces suppositions... Cela ne mène à rien, cela ne le fera pas revenir. Malheureusement, les accidents arrivent. Je ne pense pas qu'il soit judicieux de tout remettre en question.
Par la suite, vous êtes-vous senti dans l'insécurité?
Non. Quand je monte sur mon vélo, je ne pense pas à ce qu'il pourrait arriver. Avec une telle attitude, il ne faut plus sortir de chez soi.
Aviez-vous déjà fait face à une situation similaire au cours de votre carrière?
Oui. Malheureusement, j'ai déjà perdu un collègue, Felix Baur (réd: il est décédé le 22 décembre 2013 à l'âge de 21 ans). Nous étions amis, nous nous entraînions beaucoup ensemble. Il a été heurté par une voiture. Il est tombé sur les barrières de sécurité et est décédé. Un événement tragique.
Vous vous apprêtez à vivre une année qui pourrait vous réserver de beaux moments. Il y a le Tour de Suisse, le Tour de France, les JO et ces Championnats du monde à domicile. Quel regard portez-vous sur ces événements?
Ce sera une année intense! (Rires) Je suis impatient. Il y a énormément d'opportunités à saisir, ça me motive. Je suis au top de mes capacités physiques. C'est un privilège d'avoir de si grands objectifs en tête. Si je me prépare bien et que je suis prêt, je peux prétendre à des médailles aux Jeux olympiques et aux Championnats du monde.
Comment fait-on pour planifier une telle saison?
Il faut se fixer des priorités. Au printemps, ce sont les classiques. Puis dans la deuxième partie de saison, l'accent sera mis sur les Jeux olympiques et les Mondiaux, qui se dérouleront à 30 kilomètres de chez moi. Cette saison, je vais certainement faire moins de courses que les années précédentes.
De quoi rêvez-vous?
(Rires) Si je pouvais rêver, je gagnerais cette année Paris-Roubaix, un contre-la-montre du Tour de France, les Jeux olympiques, tout en devenant champion du monde!
Dans ce cas, vous devriez probablement envisager de mettre fin à votre carrière.
Non, c'est là que ça commencerait à devenir très lucratif. (Rires)
Ressentez-vous une certaine pression?
J'ai le droit de ne pas gagner. Je ne dis pas cela pour repousser la pression, car c'est moi qui me la mets le plus. J'ai déjà pu accomplir beaucoup de choses durant ma carrière, j'ai le privilège d'appartenir à l'élite mondiale. Si je partais à la retraite aujourd'hui, j'aurais accompli plus que ce dont je rêvais à l'âge de 10 ans.
Vous avez en effet accompli de grandes choses, mais si les secondes, parfois même les centièmes, avaient été de votre côté, vous auriez un palmarès plus conséquent. A Tokyo, la médaille olympique vous échappe pour quatre dixièmes. Et le titre aux Européens pour 53 centièmes. En Australie, vous étiez à moins de trois secondes du maillot arc-en-ciel. Avez-vous des regrets?
C'est vrai que c'est extrême. Il a fallu du temps pour que je digère le contre-la-montre des Championnats du monde en Australie. C'était peut-être mon unique opportunité. Mais je ne considère pas cela comme de la chance ou de la malchance. C'est comme ça. Peut-être que c'est mon destin. Désormais, je ne m'en plains plus.
Ce n'est pas une réponse toute faite?
Non, pas du tout. J'ai tout ce que je peux souhaiter dans la vie. Je suis en bonne santé, j'ai une super femme, un super petit garçon d'un an et demi. Ma passion est mon métier. Que puis-je demander de plus? J'ai parfois été trop ambitieux, trop acharné, au point même de me cogner la tête. J'ai toujours la course en moi, je n'ai pas besoin de m'en convaincre. Avec l'âge, on acquiert cependant une certaine sérénité, mais la faim est aussi grande qu'à mes débuts.
Quand êtes-vous parvenu à maîtriser cet excès de zèle?
Je sais où ma trop grande ambition m'a coûté cher. C'était aux Championnats de Suisse, en 2016. J'ai pris trop de risques de manière inutile et je suis sévèrement tombé. J'ai perdu ma place aux Jeux. Et même aujourd'hui, je dois encore travailler sur cette fracture au bassin. Aujourd’hui, je dirais à ce gamin de 22 ans: «Respire profondément. On peut devenir plusieurs fois champion de Suisse au cours de sa carrière».
Les attentes à votre égard étaient-elles trop grandes à l'époque?
La comparaison avec Fabian Cancellara a souvent été faite. J'avais le sentiment de devoir répondre à toutes ces attentes. Aujourd'hui, j'attends toujours beaucoup de moi, de façon personnelle. Mais dois-je vraiment partager ça avec tout le monde?
Changement de sujet. L'année dernière, des militants pour le climat ont stoppé la course en ligne des Mondiaux. Que pensez-vous de telles actions?
Chez nous, la liberté d'expression est une donnée importante. Chacun peut choisir sa façon de communiquer. En fin de compte, nous comptons comme un divertissement. Nous ne rendons pas le monde meilleur en participant à un Championnat du monde. Mais nous ne le rendons pas pire non plus. Nous générons une attention que certaines personnes souhaitent utiliser. Ce n’était pas la première manifestation et ce ne sera pas la dernière.
Qu'en est-il au quotidien? A quel point l'écologie vous préoccupe-t-elle?
C'est un sujet qui me préoccupe et m'inquiète aussi parfois. L'une de mes passions, c'est la météorologie. Je suis presque un monstre dans ce domaine. Mais vous savez, le réchauffement climatique est visible pour tout le monde.
Avez-vous le sentiment que le cyclisme devrait faire davantage?
Je pense qu'avec les émotions que nous véhiculons, nous pourrions jouer un rôle plus important pour la société. Bien sûr, on peut être agacé par les voitures des équipes ou les nombreux voyages en avion. Mais je considère le renoncement absolu comme une utopie. J'essaie de vivre le plus consciemment possible. Je prends toujours le vélo ou le train, même pour aller à Paris. Bien sûr, ce n'est qu'une goutte d'eau dans l'océan. Si nous pouvons, par notre travail, amener plus de gens à utiliser le vélo et promouvoir ainsi ce moyen de locomotion, nous ferons bien plus que de nuire. Mais oui: nous ne sommes pas parfaits.
Adaptation en français: Romuald Cachod.