Stefan Küng, le cyclisme est un sport fait de duels passionnants mais aussi de terribles chutes collectives. Pourtant, vous le trouvez romantique.
Je ne vois pas le vélo uniquement comme un sport, même si la compétition en fait partie. Il m'arrive parfois de sortir de chez moi et de ne pas me sentir très bien, mais après une demi-heure de vélo, j'ai tout oublié. Après 1h, je regarde la nature. 2h plus tard, je suis satisfait de pouvoir être assis sur ma selle et de parcourir le paysage. Pour moi, c'est ça, faire du vélo.
N'y a-t-il pas un risque de perdre ce sentiment quand cette passion devient un métier?
Pour moi, ça a été plutôt l'inverse. Je n'ai vraiment appris à l'apprécier que lorsque je suis devenu professionnel. Par exemple, lorsque je me promène dans le Toggenburg au printemps, que je vois le Säntis fraîchement enneigé, mais qu'autour de moi tout est en fleurs, que la nature s'éveille à la vie, ce sont à chaque fois des moments où je me dis: «Ouah, j'ai le meilleur métier du monde.» Faire du vélo est un immense privilège.
Sur le plan sportif, l'année 2021 a été riche. Vous avez été champion d'Europe du contre-la-montre, vous avez remporté une étape du Tour de Suisse, une étape et le classement général du Tour de Valence. Quel bilan faites-vous?
Je n'ai rien à me reprocher sur le plan des performances. J'ai été très régulier à l'entraînement, jamais blessé, jamais malade, et je suis allé trois fois en camp de préparation en altitude. J'étais prêt pour les chronos dans lesquels j'avais des objectifs: j'ai été champion d'Europe, 2e à Tirreno-Adriatico, 2e au Tour de France, 5e aux Championnats du monde et 4e aux Jeux olympiques.
A Tokyo, après 44,2 kilomètres, seulement 0,4 seconde vous séparait de la médaille de bronze. Combien de temps cet écart vous a-t-il poursuivi?
Cela arrive encore aujourd'hui.
Mais je suis une personne pragmatique et je me demande toujours où j'en suis et ce que je peux faire de mieux dans une situation donnée. C'est ce qui s'est passé à Tokyo: la course était terminée, j'étais quatrième, et je ne pouvais plus rien faire, même si ce n'était que 0,4 seconde. J'en étais conscient, mais mon inconscient me jouait des tours de temps en temps.
Après la course, vous avez dit: «Je dois faire abstraction de cela, sinon je ne pourrai pas dormir pendant des semaines». Cette stratégie de refoulement a-t-elle fonctionné?
Après Tokyo, j'ai fait une pause de quelques jours, mais dès que je suis remonté sur un vélo, j'y ai été à nouveau confronté. Quand tu es à la maison, tu peux te distraire, parler avec quelqu'un, lire un livre. En selle, ce n'est pas possible, tu ne peux pas fuir tes pensées et tu es à leur merci.
Donc pour vous, faire du vélo est moins quelque chose qui vous met dans un état méditatif que quelque chose qui vous fait réfléchir?
Il y a deux domaines. D'une part, il y a les courses, mais aussi tous les entraînements par intervalles. C'est très dur, tu sais que chaque séance compte. Tu dois être à fond, la tête doit être vide, sinon cela peut être dangereux. L'autre domaine, pendant la saison froide, comprend les entraînements d'endurance. Pendant cette période, j'ai beaucoup de rendez-vous, car je suis à la maison, je veux voir ma famille et mes amis. Je me réjouis alors particulièrement d'aller faire du vélo. A la fin d'une pause, c'est ce qui me manque: le temps passé seul avec moi-même, que je n'ai que sur le vélo. C'est bien de pouvoir conserver ce sentiment.
Vous avez déjà été plusieurs fois en camp d'entraînement d'altitude prolongé sur le Säntis. On vous imagine assez seul. Est-ce un problème pour vous?
Pas du tout. Je me réjouis à chaque fois et j'apprécie cette solitude. Bien sûr, tu peux te distraire, mais tôt ou tard, tu dois te confronter à toi-même. Tu te poses des questions: où en suis-je? Où est-ce que je veux aller? Après Tokyo, l'envie et la motivation étaient grandes de remonter immédiatement. Parce que je savais que j'étais si près du but et que je voulais en tirer le maximum. En même temps, je savais qu'il était important de trouver le calme et de ne pas vouloir trop en faire.
Vous avez également été proche de la victoire au Tour de France, lorsque vous avez laissé tous les spécialistes derrière vous dans le contre-la-montre, sauf Tadej Pogacar.
C'est frustrant. Mais le sport n'est pas un concert de souhaits. Tous ceux qui portent un numéro se donnent à fond. Lorsque j'ai franchi la ligne d'arrivée, j'avais battu tous les spécialistes, j'avais bien sûr en tête que Pogacar pouvait aussi gagner, mais on se dit alors: "S'il te plaît, pas aujourd'hui!" Tu es assis pendant deux heures et demie sur une chaise chaude et il fait une telle performance. Dans le sprint, tu sais tout de suite que tu es deuxième, dans le contre-la-montre, tu espères toujours qu'il se passe quelque chose. Cela t'échappe petit à petit.
Comment avez-vous vécu le fait de savoir que vous n'étiez à nouveau «que» 2e?
Sur le moment, j'ai ressenti de la frustration. Je n'aurais pas pu aller plus vite ce jour-là, c'était l'une des meilleures performances que j'ai réalisées, mais j'ai perdu 20 secondes. Après la frustration, est arrivé cette pensée: je suis dans l'élite mondiale, je peux battre n'importe quel adversaire. Bien sûr, c'est incroyablement difficile, mais c'est mon objectif: battre tout le monde à chaque fois. C'est pourquoi cela vaut la peine de retourner chaque pierre, de regarder chaque détail.
Début 2020, au début de la pandémie, vous pouviez vous entraîner, mais aucune course n'avait lieu. Quels enseignements avez-vous tirés de cette période où nous étions repliés sur nous-mêmes?
Jusqu'à présent, tout s'est bien passé dans la vie. Je suis devenu professionnel, je me suis rendu compte que j'étais bon. Pour moi, être cycliste professionnel était une évidence tant que je travaillais bien. Quand il n'y a plus eu de courses, j'ai réalisé que je dépendais de tant de facteurs que je ne pouvais pas influencer. En tant que sportif, tu veux toujours plus: encore mieux, encore plus vite, encore plus loin. Notre société est ainsi faite que nous avons du mal à nous arrêter.
Et où vous voyez-vous dans dix ans?
J'en ai une idée, mais dans le cyclisme, je ne peux et ne veux regarder que d'année en année. Cela peut paraître banal, mais je veux donner le meilleur de moi-même pour devenir champion du monde et décrocher une médaille aux JO.
Le vélo n'est donc pas seulement une activité romantique?
Non, bien sûr. La compétition représente 80%, le romantisme peut-être 20% maximum. Mais je considère quand même le vélo comme un privilège. Récemment, quelqu'un m'a posé une question que je ne m'étais encore jamais posée: pourquoi fais-tu tous ces efforts?
Qu'avez-vous répondu?
Parce que je le veux!
Mon objectif n'a jamais été de devenir champion olympique ou champion d'Europe. Ma motivation a toujours été, et sera toujours, d'être le meilleur.
Vous avez dit un jour que si vous n'étiez pas devenu cycliste professionnel, vous auriez aimé étudier la physique ou la médecine. Pourquoi?
Enfant, j'étais déjà fasciné par la question: pourquoi tel effet se produit-il? Et le corps humain m'intéresse parce que je travaille tous les jours avec lui et que je m'y confronte constamment. Est-ce que j'ai assez mangé? Suis-je prêt pour l'entraînement? Que déclenche l'altitude? Quand le corps estime-t-il que c'est assez? Et pour quelle raison? Idem pour l'alimentation: je veux comprendre ce qui déclenche quelque chose dans le corps, je me fais envoyer des études par les médecins du sport, je me renseigne et je pose beaucoup de questions.
Adaptation en français: Julien Caloz