Une lutte de pouvoir a éclaté au sein du football européen. Et Katarina Pijetlovic se trouve en plein milieu. Cette juriste estonienne aux racines bosniennes a en effet cofondé en avril dernier l’Union des clubs européens (UEC) afin de défendre les intérêts des plus petits clubs. De quoi entrer en confrontation quasi directe avec la puissante Association européenne des clubs (ECA).
Dans cette interview accordée à CH Media, le groupe auquel appartient watson, la secrétaire générale de l’UEC explique comment elle entend transformer le football européen pour lui permettre de retrouver un certain équilibre. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que cette professeur de droit à l’Université catholique portugaise de Lisbonne ne mâche pas ses mots vis-à-vis des grands clubs.
Madame Pijetlovic, comment se porte le football européen?
KATARINA PIJETLOVIC: Nous avons un énorme problème. Aujourd’hui, ce sont les élites, autrement dit les grands clubs, qui décident. Et ils ne regardent que les élites. C’est le règne des riches, une ploutocratie qui n’a absolument rien à voir avec la démocratie.
Avec quelles conséquences?
Il fut un temps où le Steaua Bucarest ou l’Etoile rouge de Belgrade gagnaient la Champions League, c’était en 1986 et 1991. C’était l’âge d’or du football européen et pourtant c’est quelque chose d’inimaginable aujourd’hui, car seul un petit cercle de grands clubs peut encore la gagner. A l’époque, il était rare de voir un club empiler les titres, comme c’est le cas aujourd’hui dans de nombreux championnats.
Avec tout le respect, cette époque ne reviendra pas. Le paysage du football européen a beaucoup trop changé pour ça.
Il n’est jamais trop tard. Mais pour cela, nous devons changer les structures qui ont provoqué tout cela. Aujourd’hui, ce sont les grands clubs qui décident via l’Association européenne des clubs (ECA). Ils négocient eux-mêmes avec l’UEFA et participent par exemple à la répartition des milliards issus des compétitions européennes.
L’ECA s’oppose à cette vision des choses.
Evidemment. Mais au sein de son comité directeur, les six meilleures ligues européennes occupent la moitié des places. Les 49 autres championnats se répartissent le reste. L’une des conséquences et que l’argent est aujourd’hui réparti de manière beaucoup plus unilatérale qu’auparavant. J’ai déjà mentionné la conséquence la plus grave: aujourd’hui, on sait de plus en plus souvent avant le match quel sera le vainqueur.
Que comptez-vous faire pour changer ça?
Il faut de nouvelles structures. Ce qui ne veut pas dire que les grands clubs doivent créer une Super League. Il faut plutôt mettre un terme à cette ploutocratie. Nous voulons une démocratie.
Tout commence par de bonnes structures. Tout. Si un pays n’a pas un bon gouvernement, s’il n’y a pas d’équité, alors la société ne sera pas non plus juste. Cette règle s’applique aussi au football.
Ce qui nous amène à l’Union des clubs européens. Comment envisagez-vous votre rôle?
Nous voulons être l’Union des petits et moyens clubs. Les grands clubs ont déjà leur représentant avec l’ECA. C’est à sa table que s’assoit actuellement l’UEFA. Nous voulons changer cela et défendre ceux qui ne sont pas représentés. Je fais ici référence aux plus de 1000 clubs en Europe qui ne font pas partie de l’élite. En s’unissant, ils seront nettement plus puissants et pourront faire la différence. C’est ce à quoi nous travaillons. Car chez nous, chaque club a les mêmes droits.
Combien de membres comptez-vous?
Près de 130 clubs.
Lesquels, par exemple?
Jusqu’à la première assemblée générale, nous aurons un comité de direction intérimaire. On y retrouve notamment des représentants d’Osasuna en Espagne ou de l’Union Saint-Gilloise en Belgique, ou encore de clubs de Lettonie, d’Irlande et d’Israël. Mais nous ne pouvons pas dévoiler l’identité de tous nos membres.
Pour quelle raison?
Parce que l’ECA exerce une forte pression. Elle veut conserver son pouvoir. Elle interdit aux clubs d’être membres des deux associations. Elle prévient que les clubs qui nous rejoignent risquent des sanctions de l’UEFA, ce qui est faux. Et quand nous voulons nous rendre dans un pays pour nous présenter aux clubs, l’ECA essaie de nous en empêcher.
L’ECA dit que vous êtes des extrémistes et que vous voulez diviser le football européen alors qu’il aurait besoin d’unité.
J’ai ri aux larmes quand j’ai entendu ça. Comme par hasard, c’est l’ECA qui nous fait ce reproche. Bien sûr, je comprends qu’ils se défendent. Cela fait maintenant 15 ans que l’ECA existe sous cette forme. Personne n’a encore contesté son monopole. Nous sommes les premiers. Mais il faut préciser quelque chose…
... quoi donc?
Nous ne voulons pas du tout remplacer l’ECA, car il est essentiel que les clubs d’élite soient représentés. Mais il faut aussi quelqu’un qui parle au nom de tous les autres. L’ECA ne peut pas le faire, car les grands clubs ont d’autres objectifs que les clubs plus modestes.
Récemment, l’ECA et l’UEFA ont convenu que les paiements de solidarité pour les clubs qui ne jouent pas les coupes d'Europe passeraient de 4% à 7%. L’ECA revendique ce succès comme le sien.
Ce n’est pas leur succès, mais un compromis qu’ils ont approuvé, sous la pression de l’association de toutes les ligues européennes, European Leagues. Et soyons honnêtes: cette augmentation est certes une bonne chose, mais elle ne changera rien du tout.
Quel chiffre vous conviendrait?
Je suis juriste, pas économiste. Il s’agit de maintenir un certain équilibre. Ce qui est sûr, c’est que 7% ne suffiront jamais. Ce chiffre devrait être beaucoup plus élevé. Et il n’est pas non plus possible que des clubs de la Champions League reçoivent plus d’argent parce qu’ils viennent de grands marchés télévisuels ou qu’ils ont eu du succès par le passé. C’est tout de même bizarre.
Les gens veulent voir les grands clubs, ce qui engendre cette course aux droits de retransmission et d’énormes accords de sponsoring.
Prenons un exemple. Nous gagnons tous les deux notre salaire, vous dans votre entreprise de médias, moi à l’université. Nous payons des impôts, mais pas autant que notre voisin, qui est multimillionnaire. En tant que contribuable, il est plus important pour l’Etat que nous. Mais lorsque nous élisons le Parlement, tout le monde a une voix.
La comparaison s’arrête là.
Non, je ne trouve pas. Les grands clubs génèrent plus d’argent, c’est vrai. Mais ils ne le font pas à partir de rien. Ils le font parce qu’ils sont au sommet d’une pyramide alimentée par les petits et moyens clubs. Ces derniers développent des talents, vendent des joueurs, alimentent ainsi la pyramide. Sans eux, les grands clubs n’existeraient pas.
Vous avez évoqué European Leagues, l’association qui prétend elle aussi représenter 1000 clubs. L’UEC est-elle vraiment nécessaire?
Nous avons de bonnes relations avec European Leagues et sommes par exemple invités à leurs assemblées générales. Mais il y a actuellement beaucoup de remous.
Le président de la Liga Javier Tebas est désormais impliqué dans votre UEC. Est-ce lui qui décide afin de vous utiliser pour prendre sa revanche?
Tebas paie nos frais et nous en sommes reconnaissants, car nous ne recevons pas d’argent autrement, contrairement à l’ECA qui reçoit des millions de l’UEFA. Mais il ne nous dit pas ce que nous devons faire.
Pour conclure: pourquoi les clubs suisses devraient-ils adhérer à l’UEC?
Parce que seuls, ils sont faibles. Ils n’ont pas la possibilité de changer quoi que ce soit. Encore une fois, si les petits et moyens clubs d’Europe s’unissent, ils ont la capacité de devenir la voix la plus importante et la plus puissante, une voix que personne ne pourra ignorer. Il est temps de faire preuve de courage.
Adaptation en français: Stéphane Combe