L'arbitre siffle la mi-temps. Les spectateurs du Wankdorf se ruent sur les stands de bière, saucisses et autres burgers pour (re)faire le plein de forces, vidé par les émotions qu'ils viennent de vivre. Leur équipe, Young Boys, mène 2-0 contre l'Etoile rouge Belgrade et se dirige vers sa première victoire en Ligue des champions.
Un homme, la bonne cinquantaine, casquette noire sur la tête, monte les escaliers de la tribune en paraissant bien moins pressé que les autres d'aller se ravitailler. Et pourtant, il fait partie de ceux qui en auraient le plus besoin, car sa nuit sera encore très longue.
Son nom? Thierry Barnerat. Il est venu depuis Genève jusqu'à Berne juste pour regarder ce match. Hormis son domicile lointain et son désintérêt pour la boustifaille locale, le quinqua se démarque du reste des spectateurs par son rôle: il est l'analyste vidéo du gardien bernois aligné face aux Serbes, Anthony Racioppi.
Ce mardi soir 28 novembre, le Genevois est venu «très exceptionnellement» au stade, lui qui reconnaît ne pas particulièrement apprécier le tintamarre et le folklore des tribunes. S'il s'est déplacé au Wankdorf, «c'est pour analyser des situations qu'on ne peut pas voir à la TV». Thierry Barnerat décortique les matchs la grande majorité du temps directement depuis sa maison de la campagne genevoise.
C'est d'ailleurs ce qu'il fera cette nuit-là en rentrant de la capitale, pour qu'Anthony Racioppi reçoive par WhatsApp son débriefing sous forme de montage de six à huit minutes dans les huit heures après le coup de sifflet final. Pour chaque client privé, le procédé est le même.
C'est parce qu'il travaille surtout dans l'ombre que Thierry Barnerat peut déambuler incognito dans les gradins. Pourtant, il jouit d'une notoriété mondiale.
Rares sont les articles en français traitant des gardiens de but où son nom n'apparaît pas. Canal+, L'Equipe, So Foot, Le Parisien et même les Espagnols Marca ou El Mundo: tous ces prestigieux médias ont fait appel aux analyses éclairées du Suisse, sans parler de la presse de son pays (y compris watson à plusieurs reprises). Ces trente-cinq dernières années, il est devenu l'un des plus grands experts de ce poste si particulier en football. Au point d'être, depuis février 2021, l'analyste vidéo personnel de Thibaut Courtois, gardien du Real Madrid et considéré par beaucoup comme le meilleur dernier rempart de la planète.
Autrement dit: difficile d'avoir une plus grande légitimité. Thierry Barnerat s'étonne lui-même de son statut et de son parcours. «Je suis allé rendre visite à Thibaut à Madrid en fin de saison passée», rembobine-t-il.
Et des choses, il y en a eu dans la vie de ce véritable mordu de football. Même s'il avoue «détester le milieu» à cause des requins qui le sillonnent, chacune de ses phrases respirent la passion quand il raconte ses anecdotes à la pelle ou dissèque une action. Il prend les accents et intonations quand il rejoue une discussion avec un interlocuteur, dit «On s'est pris un goal» et «Salah ne nous a pas eu cette fois» quand il évoque Courtois ou va par exemple jusqu'à analyser l'angle que doit former le pied d'appui du gardien en fonction de l'alignement de ses épaules avec un vent contraire de 60 km/h pour relancer le plus efficacement possible sur son latéral gauche. Sur ce dernier point, on exagère à peine!
La réussite de Thierry Barnerat, c'est celle d'un acharné du détail et du travail (il affirme bosser 16 à 17 heures par jour, y compris son job de conseiller technique dans une entreprise d'isolation), d'un observateur hors norme et surtout d'un self-made man, qui a aussi eu la chance de croiser des bonnes personnes aux bons moments. Ajoutez à ça une bonne dose de charisme et vous comprenez pourquoi les médias s'arrachent le Genevois.
Le plus fou dans tout ça, c'est qu'il n'a jamais joué au poste de gardien. C'est par empathie, voire par pitié, qu'il s'y est intéressé. «Le gardien est toujours celui qui reste tout seul. En plus, moi, j'avais une grosse frappe», se souvient cet ancien défenseur de 1ère ligue (troisième division), qui a donc martyrisé les portiers avant d'en prendre soin.
En 1986, les blessures le contraignent à mettre fin à sa carrière, à 23 ans seulement. Son club d'alors, le FC Saint-Jean (GE), lui propose le poste de directeur technique, qu'il accepte. L'entraînement des gardiens n'est que l'une de ses tâches. «Il n'y avait rien sur le sujet, à part un bouquin qui venait d'Allemagne», se rappelle le coach vidéo de Thibaut Courtois. Mais pas de quoi le décourager. Au contraire!
Avec sa caméra, il passe des centaines d'heures derrière les cages à décortiquer chaque geste, chaque pas, chaque attitude. Il dévore les VHS chez lui pour ensuite mettre en pratique sur le terrain ses observations. A côté, il examine – déjà derrière sa TV et pas au stade un hot-dog à la main, donc – ce qui se fait chez les pros avec, là aussi, le souci du détail. «Je regarde Bernard Lama du PSG et je vois qu'il est impeccable dans ses prises de balle aériennes alors qu'il n'a pas une détente incroyable. Je bloque l'image et je me rends compte qu'au départ du tir, il est déjà à quatre mètres de sa ligne», se remémore le Genevois en souriant.
Véritable pionnier, il a l'opportunité de rejoindre le staff du Servette FC en 1993, où il se perfectionne encore et toujours. Il y travaille avec deux légendes du football romand, le gardien Marco Pascolo et l'entraîneur Jacky Barlie. C'est aussi à cette époque qu'il fait la connaissance de Pierre Paganini. Alors en poste à Ecublens (VD) dans son travail d'ingénieur, Thierry Barnerat côtoie quotidiennement celui qui deviendra le célèbre préparateur physique de Roger Federer et Stan Wawrinka, entre autres, alors en charge du centre national de tennis. «On est devenu très proches, on a beaucoup échangé. Les déplacements d'un gardien sont très similaires au jeu de jambes d'un tennisman». De quoi enrichir encore sa théorie et pousser sa curiosité.
Douze mois seulement après son arrivée à Servette, Thierry Barnerat file chez le petit voisin Etoile Carouge, dont Jacky Barlie est aussi en charge des gardiens. Les Carougeois, promus en LNA en 1997, embauchent le portier français Pascal Rousseau. Cette collaboration avec l'ex-dernier rempart de Marseille et Rennes marque un tournant dans la carrière de Thierry Barnerat.
Sous cette menace de vol de propriété intellectuelle, le Genevois ne répond rien instantanément. «Deux mois plus tard, je me dis: "Ok, je vais devoir me lever tôt, mais je vais l'écrire, ce livre!"» L'ouvrage sort en 2000 et ouvrira les frontières à Thierry Barnerat. D'abord, quand ce même Pascal Rousseau présente le Suisse à la Fédération française de football, pour laquelle il travaillera deux ans (2000-2002).
En 2004, ensuite. Cette année-là, la Fifa achète les droits du livre qu'elle incorpore à sa publication FIFA Coaching, traduite en quatre langues. Thierry Barnerat voit son nom figurer à côté de contributeurs prestigieux tels Luiz Felipe Scolari (ex-coach du Brésil et du Portugal) et Gérard Houllier (Liverpool).
En parallèle, le technicien obtient des mandats au FC Zurich (où il remporte la Coupe de Suisse 2000) et au sein de l'Association suisse de football (ASF). Petit à petit, la théorie sur les gardiens est prise au sérieux par les clubs et les fédés, en même temps que le foot devient un objet scientifique.
Mais c'est avec une équipe située à 7000 kilomètres de chez lui que Thierry Barnerat vivra l'une des ses plus belles aventures. Dès le milieu des années 2000, il collabore avec la sélection de Côte d'Ivoire. Il tisse un lien de confiance avec le gardien titulaire, Boubacar Barry Copa.
Juste avant la Coupe d'Afrique des nations (CAN) 2015, ce dernier est écarté par le nouveau sélectionneur, Hervé Renard. «Renard lui a dit qu'il pouvait venir, mais qu'il ne jouerait pas. Le coach ne le calculait même pas. Alors Copa m'a appelé en me demandant: "Coach, je fais quoi?" Je lui ai répondu: "Vas-y et travaille à l'entraînement! La CAN, c'est très long..."», rembobine le Genevois.
Comme prévu, Copa ne dispute aucun match de poule.
La suite? Le titulaire Sylvain Gbohouo, toujours blessé, s'écroule de douleur en pleine demi-finale, continue malgré tout jusqu'au bout et les Ivoiriens l'emportent 3-1 sur la République démocratique du Congo. «Le jour de la finale, je reçois un appel de Copa», sourit Thierry Barnerat.
Comme l'avait imaginé l'Helvète, le trophée se joue bel et bien lors de la séance fatidique. Copa applique ses conseils: il va perturber les tireurs ghanéens, simule des crampes. La série est interminable. Arrive le moment du onzième essai, où les gardiens doivent tirer. Le Ghanéen rate. Boubacar Barry Copa a le sacre au bout de sa chaussure. Le protégé de Thierry Barnerat ne tremble pas et offre la victoire aux Eléphants.
«C'est hallucinant, tu donnes le titre à ton pays comme gardien après un scénario pareil, tu te rends compte!» s'extasie Thierry Barnerat en nous fixant de ses yeux lumineux. Il montre son bras.
Le lendemain, son poulain, reçu triomphalement par des milliers de personnes à Abidjan avec la sélection, l'appelle en direct des célébrations: «Ecoutez coach, tous ces cris, c'est pour vous! Je ne sais pas comment vous avez deviné tout ça, vous êtes un sorcier blanc!»
Plus que des pouvoirs surnaturels, ce sont surtout ses talents d'observateur et ses qualités humaines qui ont permis à Thierry Barnerat de propulser Boubacar Barry Copa vers cet état de grâce.
Six ans plus tard, ce sont ces mêmes aptitudes qui ont amené l'entourage de Thibaut Courtois à s'intéresser au Romand. Après des passages à l'ASF et au Lausanne-Sport ainsi que divers mandats pour la Fifa, ce dernier rejoint en 2020 une start-up belge d'analyse des gardiens (KeepExpert), qu'il contribue à lancer. Après quelques mois, le père et agent de la star du Real Madrid et de la Belgique, Thierry Courtois, prend contact directement avec le Genevois, curieux de voir ce qu'il peut apporter à son fils. La première rencontre face-à-face se déroule en février 2021, le contrat est signé dans la foulée et l'officialisation publique se fait six mois plus tard.
Forcément, depuis cette collaboration, la notoriété de l'ex-Servettien et Carougeois a explosé. «Canal+ m'a récemment contacté pour des analyses TV. J'ai dit que je n'étais disponible cette semaine-là que le lundi à Genève. Ils m'ont répondu: "Pas de souci, on prend l'avion et on vient vous trouver"», se marre-t-il.
Le sacre du Real Madrid et de son protégé en Ligue des champions en 2022 n'a pas suffi à rassasier Thierry Barnerat, qui avoue «une faim terrible d'apprendre et de pousser les athlètes à la performance. Je ne m'arrêterai que quand je serai mort.» Les saucisses/bières du Wankdorf et du Santiago-Bernabéu peuvent donc attendre encore longtemps.