C'est un terme qui divise. Pour certains, réussir un petit pont consiste à simplement glisser le ballon entre les jambes de l'adversaire. Pour les autres, il faut, en plus, récupérer la balle derrière.
C'est peut-être parce qu'on voit de moins en moins ce geste sur les terrains de football, dans un sport devenu trop rapide et physique pour pareille fioriture, qu'on a accepté de revoir les critères à la baisse. Mais tout le monde s'accorde au moins sur un point: le petit pont est la honte suprême pour le joueur qui le subit. Et un vrai délice pour celui qui l'accomplit.
Une scène du derby de Rio dimanche passé illustre à merveille ce constat. Dans les arrêts de jeu de la seconde période, le joueur de Fluminense Marcelo (ex-Real Madrid) fait un petit pont à Luiz Araujo (Flamengo). Juste après avoir récupéré le ballon, l'ancien Madrilène esquisse un petit sourire. Mais il le perdra vite quand Araujo, vexé, le découpe avec un tacle assassin par derrière.
Les deux joueurs sortiront, l'un sur blessure et l'autre à cause d'un carton rouge. Ils ne sont de loin pas les premiers à avoir expérimenté les sentiments que procure cette feinte si singulière.
«Le petit pont était l’une de mes armes», rembobine dans So Foot l'Argentin Norberto «Beto» Alonso, champion du monde en 1978.
Oui, mais ce que ne dit pas l'ancien joueur de l'Albiceleste, c'est que le dribbleur prend lui aussi le risque de se faire fracasser. Au sens propre, cette fois. Son compatriote Walter Erviti, lui aussi adepte du petit pont, en a fait l'expérience. «Mon premier entraînement à San Lorenzo, j’avais mis un petit pont à "Pampa" Biaggio. Il n'a pas aimé et m’a mis son crampon dans le trou du cul», se souvient l'ex-milieu offensif, 42 ans aujourd'hui.
En Amérique du Sud, plus particulièrement en Argentine, le petit pont est plus apprécié que n'importe où ailleurs. Dans les compilations sur le web, on trouve souvent des actions venues du pays des asados et du tango. Il y a celle, par exemple, où le milieu de Boca Juniors Sebastian Battaglia se tord de douleur par terre après avoir vu le ballon passer entre ses jambes et son adversaire à côté de lui. Le geste réussi par Livio Armando Prieto, d'Independiente, ce 6 novembre 2000, a laissé des traces. Dans les têtes, mais aussi sur la jambe de Battaglia. Perdant ses appuis au moment du dribble et tombant sur les fesses, le malheureux s'est déchiré les ligaments croisés.
Il a peut-être été victime du karma. Parce que quelques mois plus tôt, son coéquipier à Boca Juniors, Juan Roman Riquelme, ridiculisait Mario Yepes dans le derby contre River Plate, l'un des plus bouillants du monde. «Si tu demandes à n’importe quel hincha (réd: fan) de Boca, comme je le suis, quel est le plus grand moment footballistique de sa vie, la plupart te répondront comme moi, pas par un titre ou un match, mais par le petit pont de Riquelme sur Yepes», raconte dans So Foot le journaliste et écrivain argentin Martin Caparros.
Pendant qu'il assistait aux matchs dans les tribunes, l'homme de lettres a eu le temps de réfléchir aux raisons qui font du petit pont le geste de l'humiliation par excellence. «On annule l’adversaire, on l’efface. En Argentine, il y a bien entendu une connotation sexuelle. C’est "Je te la mets entre les jambes".» Et comme si ça ne suffisait pas, la «victime» peut aussi ressentir la honte d'avoir été si naïve. De s'être fait berner. Caparros enchaîne:
Cristiano Ronaldo savoure son petit pont sur Lisandro Martinez. 🥜😁
— Actu Foot (@ActuFoot_) October 5, 2022
🎥 @RMCsport pic.twitter.com/OL4GwYtXpW
Mais heureusement, ceux qui sont tombés dans le panneau ne font pas tous des cauchemars. Ce n'est que du foot. Et avant d'être une fin en soi pour ridiculiser un défenseur, le petit pont vise surtout l'efficacité. «C’est juste plus rapide, plus efficace, tu n’as pas besoin de faire autant de mouvements que quand tu dribbles. Un petit pont, ça permet d’aller vers l’avant», résumait l'ancien attaquant du PSG Javier Pastore.
Du coup, son coéquipier à Paris, Zlatan Ibrahimovic, ne s'est pas liquéfié le moins du monde quand il a vu le Lillois Aurélien Chedjou lui glisser subtilement le ballon entre les jambes, lors d'un match en 2013. Au contraire, le Suédois, comprenant qu'il s'était fait avoir, a souri. Une manière classe d'applaudir son vis-à-vis sans s'autoflageller.
#RETRO
— 'DAMBA 237 (@237Damba) April 25, 2020
Le 27 janvier 2013, Aurélien Chedjou "zlatannait" Ibrahimovic avec ce violent petit pont.
Le PSG remportait le duel de la 22è de la Ligue 1 contre le LOSC Lille (1-0) sur un but contre son camp d'Aurélien Chedjou, alors capitaine des Dogues #RetroDamba237 ⚽🇨🇲🦁 pic.twitter.com/Wll5OJOe7U
Et pareil affront n'a pas empêché Johan Cruyff et Eusébio, respectivement enrhumés par George Best en 1976 et Pelé en 1962, de réussir de magnifiques carrières et de devenir des légendes de ce sport. C'est d'ailleurs la feinte du génialissime brésilien sur le Portugais «qui a banalisé le petit pont à l’échelle mondiale», explique So Foot.
Les conséquences ont, en revanche, été bien plus dramatiques pour certains écoliers. Dans plusieurs établissements scolaires, y compris en Suisse, des élèves pratiquent le très peu recommandable et imbécile «petit pont massacreur». Son concept? Se ruer, en groupe, sur le jeune qui vient de se prendre un petit pont et le rouer de coups. Et ce même si l'enfant en question ne prenait pas part à l'activité et n'avait comme tort que d'être là au mauvais moment. En 2008, des élèves français du Havre et de Sevran ont dû être hospitalisés à cause de traumatismes crâniens. On est bien loin, dans ce cas, de l'esprit original taquin du geste.
Et sinon, chez watson on a tranché: un vrai petit pont, c'est celui où on récupère le ballon après l'avoir fait passer entre les jambes de son adversaire. Vous validez?
Cet article est adapté d'une première version publiée le 16 octobre 2022 sur notre site.