Le marché des transferts a vécu cet été un changement de paradigme que beaucoup aiment à revendiquer (le PSG en tête) mais peinent à appliquer: moins de paillettes, plus de gambettes. En des termes plus génériques, privilégier le collectif à l'individu, très exactement l'individualité.
C'est une première pour ce siècle: les plus gros montants dépensés sur le marché des transferts ne concernent pas des attaquants ou autres solistes, mais des milieux de terrains axiaux profondément intelligents et altruistes, d'obédience utilitaire. Les trois joueurs les plus chers sont en effet:
Certains ont une vocation plus défensive (Rice) que d'autres (Bellingham), et ont encore beaucoup à prouver (Caicedo), mais tous trois se rejoignent sur des qualités faussement antinomiques: la force de travail et le sens du jeu.
Pour définir leur activité, le jargon foisonne de termes barbares: ratisser des ballons, casser des lignes, mordre des mollets. Caicedo, Rice et Bellingham ont ceci de rare qu'ils cumulent les fonctions. Ils sont le point d'équilibre de leur équipe. Ils exercent leurs prérogatives bien au-delà des qualités requises d'abattage et de perspicacité, en développant une approche panoramique, totalement bidirectionnelle, du mouvement collectif.
C'est ce qui justifie leur prix: l'accumulation des compétences. Ils sont des sortes de 3 en 1: récupérateurs, relayeurs et meneurs de jeu. Garants de la cohésion, du liant et du bon fonctionnement. Tout passe par eux.
Certes, les a-priori ont la vie dure. La légende brésilienne Gilberto Silva (milieu défensif à une époque où cette classe prolétarienne gagnait peu) ne comprend pas que son ancien club ait déboursé 100 millions de livres sterling pour Declan Rice. «En principe, on voit ce genre de tarif pour les attaquants, pas pour des milieux axiaux. Ce prix semble assez élevé, même s'il n'y a aucun doute sur la qualité du joueur; mais cela semble très élevé...»
A minima, il n'a pas échappé à Arsenal que les récents vainqueurs de la Ligue des champions étaient tous articulés autour d'un milieu axial complet, un homme musclé et intelligent: Manchester City avec Rodri, Chelsea avec Jorginho, Liverpool avec Fabinho, le Real Madrid avec Casemiro.
L'influence de ces «pivots» sur le jeu ne semble avoir aucune limite, ni de crédit, ni d'âge. Dans une étude de mars 2022, l'Observatoire du football de Neuchâtel (CIES) examine 1866 équipes de 126 ligues issues de 89 pays différents. L'analyse conclut que 42,4% des entraîneurs sont d'anciens milieux de terrain axiaux.
Les références sont connues: Pep Guardiola à Manchester City, Mikael Arteta à Arsenal, Xavi à Barcelone, Carlo Ancelotti au Real Madrid, Fabio Celestini à. Mais il en émerge d'autres. Hype de la Premier League, Roberto de Zerbi était un No 10 à l'ancienne avant de devenir un entraîneur moderne à Brighton, où il enseigne un football particulièrement conceptuel, offensif, voire visionnaire. «Je ne peux pas changer de style car notre idée du jeu reflète mon caractère, mon histoire, mon ADN. Je ne peux pas jouer autrement», s'est presque excusé l'Italien.
Xavi ne dit pas le contraire: «J'entraîne comme je jouais.» La saison dernière, l'ancien demi-relayeur a replacé Barcelone au sommet de la hiérarchie espagnole avec le plus haut taux de possession (64,3 %) de la Liga. Le football qu'il concocte est une sarabande de passes courtes et au sol, dans l'obsession d'en maîtriser les rythmes et les aléas. C'est le fantasme de tout milieu axial. Sa quête d'idéal.
En 2019, Pep Guardiola expliquait que ces joueurs-là étaient naturellement prédisposés à devenir des stratèges. «Théoriquement, les milieux axiaux ont une bonne vision du jeu, une bonne compréhension de ce qui se passe sur un terrain. Si vous êtes attaquant, vous pensez à marquer des buts. Si vous êtes gardien, à les sauver. Mais je pense qu’un milieu de terrain a une conception beaucoup plus large de son rôle. Ce poste est une école extraordinaire.»
L'école des futures éminences grises.