Peut-on gagner une finale de tennis quand on rêve simplement de l'atteindre? Beaucoup diront que non. Que c'est comme un comptable en pleine négociation de salaire: demander 10 000 balles, c'est quand même la moindre des choses pour espérer en obtenir huit.
Dimanche, Casper Ruud n'a donc pas échoué en finale de Roland-Garros. Sans démériter (dit-on poliment quand on assiste à une raclée), le Norvégien aura incarné l'idiot utile, la rampe de lancement dépêchée pour que le Goat quitte enfin la terre (battue) et colonise la lune.
On peut même affirmer que Djoko s'en fichait pas mal de juste briller à Paris. S'il avait été comptable (imaginez l'enfer dans l'open-space), le sniper des records ne se serait pas gêné pour gaver la négoce de salaire d'une Porsche de fonction, de tickets-resto et d'une balle anti-stress. Et les aurait obtenus, avec les félicitations du 11e étage. N'oublions pas qu'à la machine à café, les déjà blasés mais encore ambitieux sont souvent les plus dangereux.
En tennis, hélas, ce n'est jamais le collaborateur le plus sympathique qui finit patron de succursale. Même Federer, derrière son allure de vendeur d'assurances complémentaires, s'endormait avec l'intime conviction qu'après lui... le déluge. En finale de Roland-Garros, la gentillesse est, dit-on, une qualité qui se perd et fait perdre. Or, ce n'est pas tant que le jeune homme (24 ans) soit trop sympathique, il est «chiant». Pas simplement discret, mais «inexistant». Pas tout à fait le mâle modeste, mais plutôt une viande dénervée. Un cadavre exquis. Littéralement.
Si les critiques à l'encontre de Casper sont rudes, c'est aussi parce que son manque d'aspérités prive les passionnés et les fines lames du journalisme de fond de court, de leur vocabulaire effervescent. A force, c'est chiant d'écrire «chiant».
Mais sans doute ont-ils tous un peu raison de l'allumer: dimanche, peu avant de faire de même avec la téloche, et tout néophyte de la balle jaune que nous sommes, nous n'avions encore jamais entendu parler de ce brave lifteur des fjords. Aussi ignare que l'auteur de ces lignes, la petite-amie, elle, le trouve handsome. D'une beauté lisse et glaciale? Que nenni. Ça crachera même un «miam!» et un «grrr!» durant l'échauffement, pour appuyer l'expertise. (A défaut d'appuyer sur ses biceps.)
Un entraînement qui a d'ailleurs nourri l'artillerie des mauvaises langues, car si Casper n'est toujours pas un sombre connard, il joue au con. En l'occurrence, à la pétanque.
Juste avant le premier service, soucieux de combler cette lacune inexcusable, on interroge internet. Qui peut bien être ce bellâtre transparent, qui ne fait (manifestement) chavirer que la douce moitié? Mauvaise idée, car tout porte à croire que ses détracteurs sont dans le vrai. Compte Instagram de préposé RH mal dégrossi, frasques inexistantes, interventions mesurées, amabilité générale qui confine au toc.
L'enquête vire même au fiasco au moment de réaliser qu'en 2022, c'est bien lui qui avait remporté la demi-finale parisienne perturbée par une militante du climat pendue au filet (et à l'attention). Encore lui qui avait comblé de joie (malveillante) les internautes, quand Nadal le mufle s'était mué en boulet de testostérone pour pourrir son espace vital. Au pied d'une finale qui ressemblait à un peloton d'exécution (6-3, 6-3, 6-0).
Quand Rafa Nadal imposait sa présence, l'année dernière, avant la finale de #RolandGarros contre Casper Ruud.pic.twitter.com/ZSk7Slekdo
— Tennis Legend (@TennisLegende) June 11, 2023
Surtout qu'il le fait avec le sourire: «Je sais que je ne suis pas un joueur flashy», confessait-il l'année dernière, surpris d'avoir à justifier cette absence de pulsion meurtrière une fois sous les mollets de l'arbitre de chaise. Et ce n'est pas sa «discrète compagne» qui l'aidera à incarner le rageur magnifique, à l'affût de la moindre excuse pour encastrer sa raquette dans une mâchoire privilégiée du premier rang.
On est proche de la conspiration des bisounours.
Comme tout bon spectateur de tennis qui n'y connait rien, on entame ce match en même temps qu'un paquet de chips. Affalés sur l'herbe jaune de la piscine municipale et persuadés que Djoko achèvera la réputation du Norvégien avant qu'on ait terminé le paquet. Mais personne ne touchera aux chips. Certes, les quatre premiers jeux alignés par Casper laissent bouche bée. Mais ce sont surtout sa force ascétique et sa détermination silencieuse qui jurent avec les râles du vieux baron des courts.
Le beau gentil, qui câlinait des chiots dans les vestiaires, dévoile une allure de joueur d'échecs qu'on aurait sommé de rester debout. Une bête d'assurance sculptée dans un iceberg. L'homme qui fait rimer rigueur et vigueur. Soudain, cette discrétion tant décriée se révèle tapageuse. Les nerfs ne sont jamais en boule, du coup droit qui lime l'intérieur de la ligne, à la faute direct(ement fatale).
En face, et au moindre service gagnant, Djoko soigne les contours de son poing serré vers le ciel. Comme s'il se devait de contrôler, à chaque nouvelle balle, que sa testostérone n'avait pas déserté le Central. Sans aller jusqu'à faire de Ruud ce mâle déconstruit que la société attend de pied ferme, on découvre un champion qui accepte son chemin. Même quand il se goure d'itinéraire.
En fin de partie, retour sur internet pour parfaire le portrait-robot de l'ex-inconnu. Double surprise: Casper le fantôme sait jouer à l'insupportable séducteur et il a une astuce bien à lui pour faire son chiant: le bain glacé, à la norvégienne, «pour chasser les émotions».
On se dit alors que le défaut principal du Norvégien n'est peut-être pas la gentillesse ou la discrétion, mais un léger syndrome de l'imposteur. Voire même une loyauté sans faille et sans rayure (contrairement à son short) qu'il loue à lui-même.
Ce petit rien qui l'empêche, pour l'instant, de rester cet animal camouflé, mais doué dans les balles importantes et... de jurer (comme tout le monde) en conférence de presse.