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Richard Williams, le vieux fou que personne n'a jamais su copier

TAC02 - 20020905 - NEW YORK, NY, UNITED STATES : Number one seed Serena Williams (L) and her sister number two seed Venus Williams (R) take a break from a morning practice sesssion with their father R ...
Richard Williams entouré de ses filles Venus (à gauche) et Serena (à droite).Image: EPA AFPI

Richard Williams, le vieux fou que personne n'a jamais su copier

Serena arrête sa carrière à l'US Open. Sa sœur Venus ne va pas mieux. Leur père, Richard, est atteint de démence. C'est la fin un peu sordide d'un grand rêve, le plus beau et le plus fou que le sport ait jamais réalisé.
29.08.2022, 06:2503.09.2022, 09:35
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A la fin, les gens le prenaient un peu pour un plouc, avec son appareil photo autour du cou, quand ce n'étaient pas les bras de sa très jeune épouse (la troisième du nom). Richard Williams parlait à tout le monde. Même avec nous, un jour de juillet 2009, sur un escalier de Wimbledon: un cigarillo en équilibre précaire au coin de la bouche, il prétendait «vendre des métaux précieux et brasser des affaires». Quelques marches plus bas, à un collègue canadien, il disait avoir acheté l'espace aérien de l'Inde.

Mais Richard Williams était tout sauf un vieux fou (au-delà des sornettes qu'il racontait pour épater les jeunettes). Ou alors c'était un fou génial. Patrick Mouratoglou, l'un des coaches les plus brillants et dénigrés (pléonasme?) de la décennie, lui attribue une évolution majeure du tennis moderne: la puissance de la femme. Il fallait y croire. «Richard a toujours eu cette force intérieure d'assumer ses idées et d’être en marge. J’aime cette force chez lui. Les critiques ne l’ont pas influencé d’un millimètre. C’est le signe des gens hors norme.»

«Il est détaché, original, précurseur et ambitieux»
Patrick Mouratoglou

A 80 ans, il aurait pu devenir un grand sage mais les choses n'ont pas tourné comme il l'aurait voulu. Richard Williams souffre de démence et de troubles de la parole consécutifs à deux accidents vasculaires cérébraux (officiellement un). Sa fille Serena ne voit pas d'autres moyens, pour interrompre sa série de défaites, que d'arrêter de jouer: elle tire sa révérence à l'US Open. Venus, 42 ans, est classée 1445e à la WTA. Cette histoire de fous aurait mérité une fin moins triviale.

L'hommage que l'US Open réservera à Serena ce lundi avant son 1er tour contre Danka Kovinic, avec pompiers de service et fanfare militaire, sonnera comme le générique de fin de ce qui fut un film («King Richard», de Will Smith) mais surtout un rêve, le plus grand et le plus beau que le sport ait jamais réalisé. Ce rêve était celui de Richard Williams - si fou, si improbable, qu'on aurait dû consulter le cadastre de l'espace aérien.

Richard Williams avait déjà trois enfants lorsque sa fibre paternelle s'est remise à vibrer devant un tournoi de tennis local, plus exactement devant le chèque de 40 000 dollars remis à la vainqueure, une certaine Virginia Ruzici. Cette Roumaine avait récolté en une semaine ce qu'il mettait une année à gagner. Alors Richard Williams a compris qu'il devait semer des graines de championnes, lui aussi: il a fait deux enfants prodiges à Oracene Price.

Richard Williams avec ses filles Serena (à droite) et Venus.
Richard Williams avec ses filles Serena (à droite) et Venus.

La première partie de la méthode consiste à y sacrifier sa vie; et franchement, qui serait capable d'une telle folie? Veilleur de nuit, coach de jour, les yeux bouffis de trop lire et tout observer, Richard Williams a appris. Il est parti du postulat que le pouvoir s'acquiert par la connaissance; non par l'argent ou la connivence.

Pendant ses heures perdues, il a traqué des investisseurs dans tous les Country Club du pays. C'est encore plus fou: il n'a pas vendu deux futures championnes mais la révolution du tennis. Il a prétendu que ses accortes créatures en changeraient les codes. Le film de Will Smith prouve qu'il avait tout imaginé, tout prémédité: le processus est expliqué dans un manifeste de 84 pages (à Wimbledon, il en revendiquait 250, mais peut-être a-t-il ajouté le palmarès de ses filles à la fin).

Toute personne capable de construire un cabanon de jardin avec trois planches et une boite de clous est instantanément honorée du statut d'autodidacte. Richard Williams, lui, a bâti un empire avec une pile de bouquins. Il a exploré tous les méandres de la pensée humaine - psychiatrie, sophrologie, etc. A 2 ans, Venus soulevait un annuaire téléphonique pour muscler ses trapèzes. A 6 ans, elle soulevait des haltères et l'indignation montait autour d'elle; mais Richard Williams est resté stoïque, même quand les voisins appelaient les services sociaux.

Richard Williams, father and coach of Venus and Serena Williams, interviews grounds staff and members of the press at the All England Lawn Tennis Club in Wimbledon, Sunday 20 June 2004. The Wimbledon  ...
Un cigarillo et une caméra, ses signes distinctifs (ici à Wimbledon).Image: KEYSTONE EPA

Il était facile de le trouver tyrannique et possessif, notamment à l'ère de l'enfant roi. Timea Bacsinszky, qui est aussi le résultat d'une filiation ambigüe, qui a vécu l'époque où les binômes pères-filles étaient pratiquement la norme, a toujours considéré le père Williams avec une certaine tendresse: «Je pense qu'il aime ses enfants, lui. Il les a amenées au sommet et il s'est effacé. Venus et Serena n'auraient pas duré aussi longtemps si elles s'étaient senties contraintes et exploitées.»

Timea Bacsinszky et les soeurs Williams sont arrivées dans le tennis quand les carrières, chez les femmes en particulier, commençaient à l'âge de 3 à 6 ans, indépendamment des désirs et des aptitudes innées de l'individu, par la seule décision de l'autorité parentale, dans une démarche assumée de réussite sociale. De Moscou à Miami, au siège des grandes académies, des pères débarquaient chaque matin avec leur marmaille sous le bras, parfois sans un sou (très exactement avec 700 dollars en poche pour Yuri Sharapov, père de Maria Sharapova, 9 ans, le jour où il a sonné à la porte de Nick Bollettieri).

Tous ont essayé. Tous ont voulu reproduire «la méthode Williams» mais personne n'y est totalement parvenu. Précisément parce que ce n'était pas une méthode, d'une certaine façon. C'était quelque chose qui venait de plus loin, d'une volonté profonde. Très profonde. Trop profonde pour en saisir les mécanismes. On ne pouvait que s'y perdre.

Avant de redéfinir les standards athlétiques du tennis à coups d'annuaires et d'altères, «King Richard» a changé la perception que les joueuses avaient d'elles-mêmes, de leur force et de leur pouvoir. «Les femmes, quand elles ont confiance, possèdent un power inégalable», ricanait-il devant notre air ahuri. «Tout le secret est là: leur inoculer la foi. Mais les hommes n'essaient pas car, en général, ils préfèrent les femmes faibles. Don't you think so?»

Serena Williams of the U.S. poses for the photographer with the trophy after defeating Russia's Maria Sharapova in two sets 6-4, 6-4, in the women's final of the French Open tennis tournamen ...
La force est en elle: Serena Williams a remporté 23 trophées du Grand Chelem.Image: AP FFT

A ceux qui lui reprochaient sa rudesse, il répondait que la vie est dure; beaucoup plus que lui. Pour y préparer sa famille, il l'a installée dans une petite maison délabrée de couleur vert menthe, ornée de graffitis et de suie, dans les faubourgs de Los Angeles. Lieu exact: Compton, zone de quasi non-droit, 100 meurtres par an pour 110 000 habitants à l'époque, 16 000 dollars de salaire annuel moyen.

«On s'est retrouvé dans la rue face à une femme saoule qui hurlait des insanités et se chamaillait. Cette dame a dévisagé Venus et Serena et a dit: «Regardez-moi ces jolies petites filles. Les miennes étaient comme ça avant.» Les gamines en question étaient là, hagardes. Elles avaient l'air de folles avec les cheveux en pétard, complètement débraillées. Pile dans la cible! Tout ce que j'avais essayé d'enseigner à mes filles, elles l'ont appris de cette femme. A compter de ce jour, Venus a eu des projets de vie et Serena a commencé à se coiffer.»
Richard Williams dans The New York Times

Le dimanche, Richard Williams emmenait ses filles à Beverly Hills, où il inventait des riches résidents sortis du ghetto parce qu'ils «avaient suivi des études et obtenu un doctorat». «Avec la connaissance, on finit toujours par avoir de l'argent. Ou par récupérer celui des imbéciles», expliquait-il dans L'Equipe. Le ghetto a marqué les soeurs Williams. Il a façonné leur approche, leur combattivité et leur esprit de revanche (inégalités raciales, sociales, de genre). Mais c'est aussi près des ânes que l'on ramasse des coups de pied: Yetunde Price, la demi-sœur aînée des soeurs Williams, est morte par balles dans un règlement de comptes entre gangs.

Serena reconnaît que son père exagère toujours un peu (c'est ce qui nous a semblé aussi en survolant l'Inde), notamment quand «il raconte comment la pègre de Compton nous apprenait à nous enfuir à quatre pattes pendant une fusillade». L'histoire n'en reste pas moins complètement folle. Folle comme ce jour où Don King, le promoteur le plus puissant du sport américain, a garé sa limousine devant le petit pavillon vert menthe, avec un cadeau pour Venus et un contrat pour son père. Venus qui avait 11 ans, qui éclatait ses adversaires, qui soulevait des haltères de dix kilos et qui pesait déjà un million de dollars. Mais Richard Williams a chassé l'intrus en hurlant que sa «fille n'était pas à vendre».

Toute la construction mentale repose sur une forme de certitude, de superbe, la conscience d'un destin supérieur. Cette construction semble sortie d'un brico-loisir mais sa simplicité n'en est que plus prodigieuse. Un jour, Richard Williams a commandé des balles légères, hors de prix, pour que le tennis paraisse subitement facile à ses filles. Pour les conforter dans l'idée fondatrice d'une progression inéluctable.

Un autre jour, il a payé «des types cent dollars pour qu'ils aillent quémander une heure de tennis aux gamines». Pour flatter leur ego et leurs instincts de femelles dominantes, développer une certaine fascination du pouvoir. A 7 ans, Venus était convaincue de taper plus fort que John McEnroe parce qu'il n'était «que No 4 chez les hommes» et elle «première chez les juniors».

Serena et Venus Williams à Compton, en 1991.
Serena et Venus Williams à Compton, en 1991.

Ces méthodes sont enseignées aujourd'hui avec d'autres outils, sous un vernis d'érudition, par des coaches diplômés. Les principes restent les mêmes: travailler dur, y croire fort (ou inversement). «Quant à imiter King Richard», rigole Magnus Norman, sans finir sa phrase... Il est impossible de reproduire les conditions du besoin et de la survivance.

«Ce sont bien les sœurs Williams qui, au départ, ont révolutionné le tennis, concédait un autre de ses précurseurs sulfureux, Nick Bollettieri, toujours sur les escaliers de Wimbledon. «Venus et Serena ont obligé les filles à fréquenter les salles de musculation et à développer des instincts guerriers. Serena, dans sa jeunesse, a passé quelques semaines dans mon académie. Je n'oublierai jamais. C'était un bulldog.»

Quand ses gamines perdaient, Richard Williams leur donnait une grosse somme d'argent. «Je voulais démontrer par là que gagner n'est pas tout. La seule défaite est celle qui sanctionne une capitulation de l'âme, du courage et de la volonté. On ne perd vraiment que quand on n'a pas essayé.»

Serena a appris la leçon par coeur: «Je l'ai toujours dit, le mental représente 80% de mes qualités. J'ai une approche différente des autres joueuses. Une défaite n'a aucun impact sur ma confiance. Je crois en moi davantage que n'importe quelle autre athlète. Je suis l'ultime compétitrice

This Mark Knight's cartoon published by the Herald Sun depicts Serena Williams as an irate, hulking, big-mouthed black woman jumping up and down on a broken racket. The umpire was shown telling a ...
Son tempérament de gagneuse a fait la légende de Serena Williams. Image: AP Herald Sun

Avant de s'intéresser au trafic aérien de l'Inde, Richard Williams a propagé cette croyance relativement controversée, ou prudemment tue, selon laquelle le mental fait le champion, et non l'inverse: «Le corps obéit à l'esprit», schématise-t-il. Déduction du géniteur de génies:

«Le cerveau d'un enfant, et particulièrement d'une fille, ressemble à du ciment mou: dès lors que des certitudes y sont imprégnées, pour les enlever, il faut y aller au marteau-piqueur»
Richard Williams dans sa biographie

Ainsi les soeurs Williams ont-elles cultivé leur différence jusque dans cette façon peu orthodoxe, voire peu catholique, de jouer au tennis. Cette prise de raquette qu'aucun coach n'oserait enseigner. Ce coup droit frappé en position frontale, le corps légèrement penché en arrière, dans un puissant ahan de détresse. La préparation minimaliste au service. Tout ce que Patrick Mouratoglou n'a jamais tenté de corriger quand il a repris la destinée de Serena Williams: «A quoi bon? Richard Williams a eu gain de cause. Il est un précurseur sur le plan technique avec, notamment, les appuis ouverts. Aujourd’hui, c’est très classique. À l’époque, tout le monde trouvait que c’était de la provocation.»

Quand il présidait encore la Fédération française de tennis, Bernard Giudicelli oeuvrait au retour en grâce des parents dans le giron fédéral. Il estimait que les athlètes d'aujourd'hui, surmenés et surexposés, avaient «besoin d'amour et de compréhension», en suggérant de les relier à la source. On l'avait peut-être oublié dans les polémiques inutiles sur la maltraitance enfantine: qui pouvait mieux comprendre les soeurs Williams que celui qui les avait créées de toutes pièces, en maître autodidacte?

Fidèle aux préceptes paternels, Serena Williams n'a jamais considéré la défaite que comme un accident de travail. Sauf que là, ça fait trop mal (allo papa ego). «Elle n'y arrive plus et elle ne le supporte pas. C'est pour ça qu'elle arrête», a commenté Martina Navratilova depuis New York. Sur le plateau de CBS, John McEnroe l'a d'ores et déjà classée au patrimoine mondial de l'humanité sportive:

«Je la mets aux côtés des Mohamed Ali, Michael Jordan, Tom Brady. C’est là qu’elle se trouve. Elle est devenue l’icône des icônes»
John McEnroe

Quand elle frappera sa dernière balle, ces prochains jours à l'US Open, il n'y aura plus aucun doute à ce sujet. Il n'y en a même jamais eu, dès le premier jour, dans la tête d'un savant fou que personne n'a jamais su copier.

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