Après son sacre à l'Open d'Australie, les archives de Jannik Sinner ont été dépoussiérées sur les réseaux sociaux. Jusque-là, rien d'incroyable: c'est le lot de toutes les stars du sport qui fêtent une grande victoire. Ce qui est davantage singulier, c'est le contenu de ces vidéos et photos. Elles montrent l'Italien, enfant, aligner les virages skis aux pieds et se faire passer des médailles autour du cou.
Malgré les prouesses de l'intelligence artificielle, ces images sont bel et bien réelles: avant d'être un crack du tennis, le natif des Dolomites (Tyrol du Sud) excellait, gamin, en ski alpin. Il a notamment été champion d'Italie de slalom à 7 ans et vice-champion à 11. Et, à voir son jeu de jambes si affûté en finale face à Daniil Medvedev, on peut légitimement penser que ces années sur les lattes – jusqu'à ses 13 ans, Sinner a pratiqué le ski en parallèle du tennis – ont favorisé son jeu.
La facilité avec laquelle le Transalpin remonte des balles basses sur son revers à deux mains en pliant excessivement les genoux, à la manière d'un David Ferrer (avec ses 188 cm, il a davantage de mérite que le retraité espagnol et son modeste 1 mètre 75), nous rappelle les virages carvés des stars du ski. «Je dis aux skieurs que j'entraîne qu'il y a trois disciplines à pratiquer dans leur jeune âge à côté pour devenir meilleur sur les lattes: le tennis, la gym artistique ou un sport d'équipe», confie Patrick Flaction, préparateur physique de Loïc Meillard, notamment.
La relation inverse est aussi vraie, car glisser sur de la neige et taper dans une balle avec une raquette ont bien plus en commun qu'il n'y paraît. «Ce sont deux sports techniques avec des gestes complexes», précise le Valaisan.
L'ancien coach physique de Lara Gut-Behrami voit encore une qualité commune au ski et au tennis: la tonicité des chevilles, genoux et hanches. «La puissance donnée à la balle vient, entre autres, de la rotation du bassin», appuie son confrère Florian Lorimier, établi à Auvernier (NE). Celle-là même qui déclenche les virages sur les lattes. «En slalom, il faut boxer les piquets en se projetant vers l'avant, comme on rentre dans la balle en tennis», complète le Neuchâtelois.
Celui qui s'occupe notamment de la préparation physique de Justin Murisier et Camille Rast observe un autre parallèle entre les deux disciplines, qui concerne en particulier l'art de la glissade des tennis(wo)men. Pour le maîtriser, il faut bien sûr des cannes solides, des appuis stables et un très bon équilibre, mais pas que. «Il s'agit d'être capable de dissocier le regard et le travail du bas du corps, comme c'est d'ailleurs le cas dans beaucoup de sports», constate Florian Lorimier. En d'autres termes, un athlète doit fixer ses yeux sur un objectif (une balle à renvoyer ou un piquet à franchir) pendant que ses jambes travaillent mécaniquement, inconsciemment.
Ce pré-requis en sous-tend un autre, davantage psychologique cette fois: la capacité de se concentrer sur un moment très précis. Même si un match de tennis (jusqu'à plusieurs heures de jeu) et une course de ski (rarement plus de deux minutes) ont des durées diamétralement opposées, une partie de l'approche mentale est similaire. «L'anticipation est primordiale», fait remarquer Florian Lorimier.
Avec le risque d'accident grave, le skieur est, en plus, toujours sur le qui-vive. Une concentration de tous les instants qui aide, sans doute encore aujourd'hui, Jannik Sinner à rester dans ses matchs, lui qui ne montre jamais le moindre signe d'égarement sur le terrain.
On peut aussi facilement imaginer que le vainqueur de l'Open d'Australie a forgé son mental de champion autant sur les pistes que sur les courts. «Les meilleurs dans chaque sport ont en commun leur état d'esprit, celui de rechercher constamment la précision et l'efficacité maximale du geste», applaudit Patrick Flaction. L'expert a eu tout le temps de s'en apercevoir en travaillant avec Lara Gut-Behrami, par exemple. «Avec elle, je préférais diriger des sessions communes avec une Top 30 mondial du lancer du poids qu'avec une skieuse classée 300e», avoue-t-il.
Alors évidemment, Jannik Sinner n'est pas devenu un as de la raquette uniquement en brillant à ski. «Il n'a jamais descendu la Streif ou Bormio, et moi je n'ai jamais joué à l'Open d'Australie», recadre Didier Défago, champion olympique de descente (2010) à la retraite qui apprécie taper la balle jaune. Il n'empêche, cette complémentarité a pu offrir ce petit plus au Transalpin.
Et ce n'est pas Novak Djokovic qui dira le contraire. Issu d'une famille de skieurs et lui-même agile sur les lattes, le recordman de titres en Grand Chelem confiait il y a quelques années que «le ski a affecté positivement la souplesse de mes chevilles et genoux, déjà à un âge très précoce». Ce qui est d'ailleurs l'une des forces du Serbe, parfois surnommé «l'homme élastique», dont les glissades (y compris sur surface dure) et les quasi grands écarts pour ramener des balles impossibles ont fait se lever les foules.
Ces aptitudes hors du commun n'ont pas permis à Novak Djokovic d'arrêter Jannik Sinner, vainqueur de leur demi-finale à Melbourne en quatre manches. Les prochains duels entre les deux anciens skieurs – qui pratiquent toujours pour le fun – promettent d'ailleurs beaucoup. Peut-être pourront-ils même une fois varier les plaisirs en se mesurant sur la Streif ou à Bormio...