Il n'est plus possible de pousser un soupir à Roland-Garros sans essuyer une bordée d'insultes et de sifflets. C'est ce que semblait insinuer Michaël Llodra, ancien joueur et consultant sur France 2, lorsque le Central a hué Novak Djokovic pour un geste d'humeur: «On a encore le droit d'exprimer un peu de frustration. Ou pas?»
Passons sur le traitement réservé à Taylor Fritz et l'ambiance de foire aux bestiaux qui a présidé à cette soirée bien arrosée (rien à voir avec la météo), où les vacheries ont répondu aux âneries - mention spéciale à «T'es une pomme, Fritz». Ce n'était pas que du brouhaha. Ce n'était pas que des huées pour avoir contesté une balle ou contrarié un joueur français dont la moitié du public, quelques heures plus tôt, pensait encore qu'il était autrichien - Arthur Rinderknech. Ce n'était plus de l'effronterie ou du chauvinisme franchouillard. C'était une curée.
Dimanche, le public de Roland-Garros a perdu une autre occasion de se taire en sifflant Daria Kasatkina, la seule Russe du circuit à affirmer clairement, sans aucune équivoque, son opposition au Kremlin. La foule a pensé qu'elle avait refusé une poignée de main à l’Ukrainienne Elina Svitolina; alors que les deux joueuses sont plutôt proches, qu'elles ont convenu d'un salut à distance pour éviter toute récupération politique, et que Svitolina n'a eu que des mots reconnaissants pour sa consoeur engagée. Mais la «douce» Elina a épousé un Français (le tennisman Gaël Monfils) et Roland-Garros a dû penser qu'il était de son devoir de protéger une néo-ressortissante des incivilités d'une cosaque en jupette, en particulier sur son territoire.
Un brin déconcerté, l'ancien directeur du tournoi Guy Forget reconnaît dans Le Temps qu'«il y a beaucoup de frustrations actuellement dans notre pays, et aussi dans d'autres, et on ressent bien qu'il y a de l'électricité dans l'air». Justine Henin va plus loin:
Certains joueurs forcément français rétorquent que «c'est pire à New York et à Melbourne». Pour être tout à fait exact, c'est différent. A New York, les trublions sont majoritairement ivres. A Melbourne, ils sont délurés. A Paris, ils sont agressifs (même si l'alcool et l'exubérance n'excluent pas une part d'agressivité).
Historiquement, Roland-Garros exige de ses participants qu'ils triomphent des partis pris et des lazzis. Serena Williams, pourtant revenue de tout, est sortie de là en pleurant. Garbine Muguruza aussi. Toutes deux après avoir affronté une Française et les milliers de poings levés qui la portaient au pinacle sur chaque point.
Statistiquement, le Daily Telegraph classe Roland-Garros parmi les dix ambiances sportives les plus hostiles au monde et décrit le Central comme une «menace psychologique constante». Derrière les immuables Patrick Bruel et Pierre Richard s'agite une foule manichéenne que le temps semble rendre plus irascible, toujours plus ignorante et gavroche. Le Central est depuis longtemps le tribunal populaire de la France cocardière. Mais aujourd'hui, il juge souvent sans connaître.
Ce stade s’érige en dépositaire d’un style français, porté vers l’élégance et le panache. La foule adopte ou rejette, pouce levé ou doigt d’honneur, et parfois aussi, le passeport n’a rien à voir dans cette histoire. De nombreux joueurs locaux, parce qu'ils sont trop timorés ou velléitaires, finissent six pied sous terre - quand Roger Federer et Stan Wawrinka n'ont soulevé que de l'enthousiasme.
Dans les années 1980, le Français Jean-François Caujolle a mis un terme à sa carrière au lendemain d'une défaite sur «ses» terres, après que «son» public l’ait sifflé pendant deux heures et demie, préférant les ardeurs potaches de Jimmy Connors et sa réputation de séducteur. Un livre cite un article de L’Équipe: «Au plus fort de sa démonstration (réd: il menait 6-3 6-2 5-2!), Caujolle a presque joué sur terrain adverse, devant une marmaille nourrie des tartines des magazines célébrant les frasques de Jimbo depuis des années, ses insolences à Wimbledon et les reines de beauté à ses trousses.»
Ici, la noblesse de court est adoubée ou conspuée, c’est le fait du peuple. Il n'y a aucune logique là-dedans. Dans un pays qui râle avec une formidable ferveur, Roland-Garros n'aime rien de moins que les râleurs. Dans pays qui a fait de la contestation un mouvement social, sinon un sport national, Roland-Garros ne tolère pas la moindre remarque à un arbitre. Dans un pays qui tape dans des casseroles pour couvrir la voix de son président, Roland-Garros n'admet pas le moindre défi à l'autorité, le moindre cri de rage ou bris de cordage. Pire encore lorsqu'un VIP se pointe en retard après la poire et le fromage: la vox populi hue l'intrusion éhontée. Il lui arrive même de siffler la pluie.
Les esclandres de ces derniers jours posent plus fondamentalement la question du tennis, de ses codes d'honneur et de son public, au gré des évolutions sociétales. Un vieil article de France Télévision nous apprend que, «jusqu’au milieu des années soixante, Roland-Garros se regardait entre gens de bonne compagnie. Il faut attendre la grève générale de Mai 68 pour qu’un nouveau public débarque dans ce qu’on appelle le poulailler, par opposition à la tribune présidentielle.» Un public éminemment populaire, fin connaisseur mais plus grossier dans sa façon de rendre ses conclusions.
Depuis mai 68, on ne jette plus de pavés, mais l’opprobre. On s'indigne avec délectation. Désormais tous les jours et jusqu’au bout de la nuit. A Roland-Garros comme ailleurs dans Paris: à quelques mètres de là, samedi soir, un autre stade sifflait un septuple Ballon d'or, coupable d'une piètre saison à 20 buts et 16 passes décisives.