En Suisse, tout le monde espère éviter un tel dilemme. Mais la question risque pourtant de se poser, surtout avec l'arrivée du nouveau variant Omicron et le déferlement de la 5e vague. En cas d'engorgement des hôpitaux, si les médecins doivent choisir entre deux personnes à admettre aux soins intensifs, sur quels critères vont-ils trancher?
«Si, en raison d’une surcharge totale des capacités aux soins intensifs, des patients ayant besoin de soins intensifs doivent être refusés, le pronostic de survie à court terme constitue le premier et principal facteur de décision pour le triage», écrit l'Académie Suisse des Sciences Médicales, qui a mis à jour ses directives à ce sujet fin septembre. Ainsi, ceux qui ont le plus de chance de s'en tirer passeront en priorité.
Deuxième critère important: la durée attendue des traitements. «Les interventions censées aboutir rapidement aux effets escomptés ont la priorité sur celles dont les effets ne seront constatés qu’à l’issue d’un long traitement», poursuit l'ASSM.
«En clair, on ne prend pas en compte la "qualité" de la vie concernée. L'objectif est de faire survivre le plus de gens possible. Si on doit trier, on favorise ceux qui ont le plus de chance à court terme», décrypte Philippe Eggimann, président de la société médicale de Suisse romande. Une volonté qui paraît tout à fait logique, mais qui pourrait faire surgir de sacrés dilemmes, à l'écouter:
En effet, contrairement à ce que l'on peut penser, l'âge d'un patient n'a jamais fait partie des facteurs dont les médecins peuvent se servir pour trancher entre deux personnes, selon les directives de l'ASSM. Elle l'écrit d'ailleurs noir sur blanc: «L’âge, le handicap ou la démence ne sont pas des critères en soi à prendre en compte. Il s’agirait d’une violation de l’interdiction de discrimination inscrite dans la Constitution fédérale.»
Médecin intensiviste romand, Pierre* nuance toutefois:
Le spécialiste souligne que son métier nécessite, depuis toujours, de faire le tri entre les patients et qu'il jongle au quotidien avec les critères de sélection de l'ASSM. «Ce sont des garde-fous que l'on va respecter, mais ce n'est pas une science exacte. L'estimation du médecin est aussi très importante. Notre expérience clinique ne pourra jamais être inscrite sur un papier.»
En 20 ans de travail dans les soins intensifs, Pierre n'a jamais eu à refuser un patient par manque de place. Mais si cette situation devait survenir, notamment à cause du Covid, il n'aurait pas le temps d'étudier chaque personne en détail. «Dans le cas d'un débordement, on va juste essayer de sauver le plus de vies possible sans distinction et, là, les critères de tri de l'ASSM sont tout à fait logiques.»
Pour imager leur cohérence, il prend l'exemple d'un accident sur l'autoroute avec un seul médecin pour 20 blessés:
Membre du Sénat de l’Académie Suisse des Sciences Médicales, Samia Hurst a contribué à la rédaction des directives de l'ASSM. «Elles sont fondées sur l'idée que la vie de chacun a la même valeur et qu'il faut faire le plus de bien possible avec les ressources à disposition», décrit-elle.
La spécialiste précise que l'âge ne fait pas partie des critères retenus, car c'est un facteur controversé, même auprès des spécialistes du domaine. «Soit on distribue une vie et on estime qu'elles ont toutes la même valeur, soit on distribue une chance d'avoir une biographie entière et dans ce cas-là, c'est plus injuste de mourir jeune», détaille-t-elle.
Pour appuyer le fait que l'ancienneté ne soit pas un facteur important, la bioéthicienne met en lumière un autre biais:
Elle souligne toutefois que le vieillissement a bel et bien son importance, par son impact sur la santé du patient.
«Comme les personnes âgées présentent plus souvent des comorbidités et une plus grande fragilité, les critères liés l'âge jouent bien sûr un rôle important, mais pas l'âge en tant que décompte mathématique», approuve Sibylle Ackermann, responsable éthique de l'ASSM qui précise que la question d'inclure ou non les années de vie attendues dans le processus décisionnel est régulièrement soulevée.
Aux yeux de Samia Hurst, pour éviter les risques d'injustice et faire passer le message que tout le monde sera soigné de la même manière, il est important de se baser sur un critère «aveugle» qui soit le même pour tous, en l'occurrence les chances de survie à court terme.
La bioéthicienne pointe finalement l'importance d'offrir de telles directives aux professionnels de la santé. «Cela leur permet de s'appuyer sur une réflexion argumentée plutôt que de se retrouver seuls face à la décision à 3 heures du matin.»