«On se voit dans 5 ans sur TikTok👍», que l'on peut lire sous la toute première vidéo de "Gov.ch" sur Instagram. Le Conseil fédéral a dégoupillé son compte officiel ce lundi et, le moins que l'on puisse dire, c'est que le projet démarre à une vitesse... fédérale. En 2016, plus de 70% des pays membres de l’ONU, soit 136 pays, avaient déjà créé un compte sur Instagram.
Le tacle de ce jeune internaute était certes prévisible, mais il risque de rester légitime un certain temps. Quand la plus haute instance du pays attend 2022 pour (enfin) décapsuler sa communication sur l'un des réseaux sociaux les plus populaires au monde, toucher les jeunes suisses n'était pas tout à fait au sommet des priorités.
Qu'à cela ne tienne, nos sept sages ont désormais un compte commun et plus de 15 000 abonnés étaient au rendez-vous lundi soir. Un mariage numérique, tardif, mais officiel, sur un flux qui, désormais, privilégie la vidéo.
Et, manifestement, à Berne, on y croit très fort:
En 2022, la guerre de l'information fait rage entre Poutine et Zelensky. Des bataillons de trolls russes et ukrainiens dégainent des mèmes à la vitesse d'un missile et la communication personnelle et (plus ou moins) naturelle des responsables politiques est la norme.
Fallait-il déployer autant d'énergie et de moyens pour se hâter lentement avec des contenus furieusement institutionnels? L'avenir le dira. Pour l'heure, voici trois handicaps que les équipes du Conseil fédéral risquent de rencontrer sur le chemin du succès au pays magique des filtres.
Quand on gouverne un pays saturé de langues, il s'agit de ne jamais vexer personne. (Sauf les Romanches qui ont l'habitude d'être abandonnés sur le bas-côté.)
Dans l'un des trois premiers posts du Conseil fédéral publiés ce lundi, un récapitulatif de l'approvisionnement en énergie de la Suisse. Si le thème est trendy à souhait, encore faut-il le faire tenir dans un format digeste. N'oublions pas que le public cible est capable de digérer une centaine de publications, le temps d'un saut de puce en métro. Résultat: un carrousel d'images qui... raconte la même chose, mais en allemand, en français puis en italien.
Même souci avec la vidéo Reel qui fait office de bande-annonce. Une série de séquences qui dévoilent des conseillers fédéraux en pleine action, enrichies d'une explosion de mots-clés, forcément en plusieurs langues. (Quatre cette fois: le romanche a droit à sa part de gâteau en guise de bienvenue.)
Non seulement la vidéo matraque les thèmes phares du CF à une vitesse forcément trop soutenue, mais trois mots sur quatre ne vous sont donc pas destinés. Une lourdeur linguistique qui fait suer l'oeil au bout de vingt petites secondes.
Viendra aussi ce moment où, à l'occasion d'un thème particulièrement clivant, se contenter de traduire ne convaincra pas. Il suffit de voir à quel point le lexique autour d'une votation sensible n'est jamais accueilli pareillement à Uri qu'à Carouge. Le Conseil fédéral risque bien de se cogner contre les sensibilités régionales, d'autant plus sur une plateforme qui ne mange pas souvent de la nuance au petit-déjeuner.
Le Conseil fédéral a donné l'exemple de l'Ukraine pour justifier une présence officielle forte sur les réseaux sociaux.
S'il a raison sur le fond, le porte-parole oublie la liberté de ton, l'ironie et l'agressivité qui a pris le dessus depuis que la Russie a déclaré la guerre. Si la résistance ukrainienne a envahi les réseaux à coups de mèmes et d'humour noir, la très sérieuse communication gouvernementale n'est désormais pas en reste. Lorsque le pont qui relie la Russie et la Crimée a subi une attaque, ce week-end, le compte officiel de l'Ukraine s'est fendu d'un post férocement sarcastique:
hey @Crimea what’s new?
— Ukraine / Україна (@Ukraine) October 8, 2022
Nul besoin d'aller fouiller dans la communication de pays en guerre pour comprendre que la présence en ligne des responsables politiques s'est récemment durcie et personnalisée. Emmanuel Macron ou Sanna Marin, pour ne citer que les plus récents, ne comptent plus vraiment sur les flux officiels pour parler et convaincre la nouvelle génération. Donald Trump a, of course, été l'un de ceux ayant poussé le bouchon le plus loin en termes d'auto-promo politique agressive.
Parmi les nouveaux soldats chargés de donner vie au Conseil fédéral sur Instagram, il y a une photographe valaisanne. Béatrice Devènes, trouve «géniale» la possibilité de pouvoir publier jusqu'à dix photos en même temps et précise qu'elle travaille avec distance et...proximité. A noter au passage que le gouvernement suisse est l'un des derniers au monde à s'offrir les services d'un photographe maison.
Le contre-exemple parfait, qui a d'ailleurs beaucoup fait parler de lui, ce sont les clichés punks du président de la République française, mal rasé sous son sweat-shirt à capuche. Elles sont l'oeuvre de la «Béatrice Devènes de Macron», Soazig de La Moissonnière. Dans Le Monde, la photographe assurait récemment être autorisée à «poster ce qu’elle veut, où elle veut, sans que la communication de l’Elysée s’en mêle».
Pas sûr que le Conseil fédéral se risque tout de suite à briser les codes d'un réseau social qu'il vient tout juste de déflorer.
C'est l'un des désirs avoués du Conseil fédéral: «Combattre les fake news». Dire la vérité sur Instagram pour contrer la désinformation? C'est à la fois louable et un poil naïf, à l'heure où le message institutionnel n'a jamais autant été remis en cause, notamment en Suisse. La pandémie de Covid-19 en tête.
Sous la publication qui évoque notre approvisionnement énergétique, il n'a pas fallu attendre une heure avant de voir débouler un internaute qui tente de perturber l’autoroute de la Berne fédérale:
C'est bien évidemment le jeu des réseaux sociaux. Mais l'avenir nous dira à quelle cadence certains commentaires disparaitront d'Instagram et surtout... pourquoi. Draguer et fidéliser un public ne se fera pas sans quelques gouttes de sueur (et de polémique) au niveau de la gestion de la modération.
Toute la bonne volonté du monde ne sera probablement pas suffisante pour offrir à ce compte Instagram de quoi séduire la nouvelle génération. Cette jeunesse, celle qui vote peu et fusille la politique bureaucratique à grands slogans dans les rues, risque (au mieux) de bâiller très fort.
Une communication qui se rêve sincèrement détendue de la Coupole, mais qui est condamnée à rester très... sobre. Pour ne pas dire austère. Le Conseil fédéral sur Instagram, le projet impossible?