Sur Impffrei:Love (ou Vaccfree:Love, il change de nom en changeant de langue), il n'y a que des réfractaires au vaccin. Une sorte de Tinder VIP (pour Vaccin Interdit Please?). Enfin, j'imagine, je n'ai jamais eu Tinder. Comment ça fonctionne? On se dit bonjour? Salut? Au bout de combien d'échanges n'est-il plus malsain d'aller boire un verre avec un inconnu? Est-ce vraiment lui, sur la photo, ou un gros pervers de 58 ans qui s'appelle Didier et qui a des poils dans la nuque? Ou un type qui a des «ennemis» et qui a besoin qu'on lui envoie 50'000 dollars? Comment ça se passe quand on n'est qu'entre antivax? Est-ce poli d'utiliser le terme «antivax» auprès d'antivax quand on se fait soi-même passer pour une antivax?
Je me construis une identité pour discuter avec ces non-vaccinés que les «médias mainstream» dépeignent comme des «marginaux». J'ai 34 ans, je suis enseignante à Genève et j'aime la nature. C'est bateau, mais il faut que je puisse ratisser large. L'interface est nulle, on dirait un vieux Skyblog. Pourtant, au prix de l'abonnement, l'équipe de Impffrei:Love devrait avoir les moyens de développer le site, qui n'existe pas sous forme d'app pour le moment. Pour un mois, j'ai déboursé (enfin j'ai fait une note de frais de)... 22 francs. VINGT-DEUX BALLES. C'est cher.
Dans le champ où je peux renseigner mon statut vaccinal, il n'y a que deux possibilités: «non» ou «non spécifié». Bon, disons que je ne suis pas vaccinée. Mon moi intérieur qui s'est pris des montées de fièvre à la deuxième et troisième doses n'est pas content.
Ah tiens, alors que je commence à me lier avec du monde, le site passe en... néerlandais. OK, il ne manque pas qu'un graphiste. Quelques traducteurs et informaticiens ne feraient pas de mal non plus. Mais il est temps que je mette mes aprioris de côté: je reçois des notifications, on visite mon profil.
ÇA Y EST, J'AI MATCHÉ! Monsieur habite à Karlsruhe, soit à seulement 450 kilomètres de chez moi. Super... Il m'écrit en allemand un pauvre «merci d'avoir accepté ma demande, bisous» et ne répond pas à mon «merci, tu parles anglais?». Goujat. Oh, un deuxième! Ah, zut, non: il pourrait être ce fameux Didier-pervers de 58 ans. Heureusement, si l'envie lui prenait de me régler mon compte, il vit aussi en Allemagne, à 650 bornes. Allez, ciao. Je continue de recevoir des «demandes d'amitié» en allemand. Ils ne sont pas séduits par mon profil, les francophones?!
J'envoie quelques demandes d'ajout moi-même à des Romands et des Français. Il a fallu que j'élargisse mes recherches: dans ma tranche d'âge, il n'y a pas grand-monde dans le Grand Genève. Je réussis enfin à engager la conversation avec un Suisse, assez sympa, avec qui j'échange sur le Covid, mais pas uniquement. Puis un frontalier. Et d'autres encore, parfois à plus de 1000 kilomètres de Genève. La machine est lancée, le premier message tombe.
Ne sachant absolument pas comment on gère la drague en ligne, je les laisse faire le premier pas. C'est varié, il y a autant du «Wow, j'adore tes grosses lèvres» (beurk!) que du «Salut, tu fais quoi dans la vie, à part traîner ici?».
Sans préambule, un Français m'interpelle d'un: «Salut! Tu as encore le pass en Suisse?». Euh, bonjour... Très vite, l'échange devient un concours de «qui a la plus grosse». «Tu désobéis beaucoup?» Je lui réponds que j'ai mangé dans un resto clandestin. Il balance un:
Dans le même esprit, je tombe sur un autre homme qui, très vite, compare la situation sanitaire à l'Occupation et dit être un Résistant. «Ah oui, rien que ça», pensais-je. Mais je me flagelle direct avec le câble de mon chargeur: je ne dois PAS JUGER, si je veux comprendre. Les hasards se poursuivent au même rythme que les rencontres. Ils me disent tous s'être inscrits pour rencontrer quelqu'un, mais que se faire des amis, c'est déjà pas mal, par les temps qui courent. Beaucoup ont perdu des potes vaccinés depuis le début de la crise.
Parmi mes nouveaux matchs, il y a un Parisien qui me dit justement qu'avec «toutes ces histoires sur le VIH, on ne sait pas ce qu'ils leurs ont injecté...». Je lui avoue ne pas comprendre où il veut en venir. Il poursuit en me disant qu'il n'est pas médecin, mais qu'il a lu plein de choses. Et que dans «notre communauté», c'est connu, ça. Ah oui, ça me dit quelque chose. J'ai failli me griller. Il ne relève pas et change de sujet. Ouf.
Puisque, manifestement, le lien entre vaccins contre le Covid et infection au VIH is a thing, je demande à un de mes autres matchs ce qu'il en pense. Il dit ne pas être très renseigné sur le sujet mais souligne que Luc Montagnier, récompensé d'un Prix Nobel pour avoir découvert le VIH, a justement déclaré que le Covid avait été fabriqué sur la base du VIH.
Une thèse largement réfutée par la communauté scientifique, mais quand je le lui fais remarquer, il ignore ma remarque et me propose plutôt d'aller boire un verre. Balancer qu'on nous injecte le VIH ou que le Covid, c'est une forme de VIH, sans étayer le truc, ça n'est pas anodin. Bref, passons.
Drague et théories rythment mes journées et mes soirées pendant plus de deux semaines. Mon personnage se construit en même temps que le monde s'écroule, apparemment. Un frontalier me dit être ici car il constate qu'entre «sang-purs», nous partageons des valeurs, et pas seulement celles d'être opposés à la «dictature sanitaire». «Nous nous retrouvons aussi grâce à des faits sur Telegram», par exemple. Il me dit encore qu'il ne faut pas croire tout ce qu'on lit, et qu'il a lu des données qui attestent la manipulation des chiffres. Mon cerveau est à deux doigts d'exploser.
Mais un complot en cache un autre: celui des substances qu'on trouve dans les vaccins. Car apparemment, il n'y a pas que le VIH dans les vaccins, il y a aussi des produits expérimentaux et qui ne figurent pas dans la liste des ingrédients. Genre le graphène, un cristal issu du graphite, qui permettrait de «magnétiser» ceux à qui on injecte le vaccin, et même de les tracker par GPS. Des vidéos montrant des bras avec des cuillères «aimantées» circulent.
Vous avez peut-être vu ce genre de vidéo circuler...
— franceinfo plus (@franceinfoplus) May 25, 2021
Une personne vaccinée pose un aimant sur son bras et celui-ci reste accroché.
Pour certains, c'est la preuve qu'une puce est implantée pour nous tracer.
🎥 #VraiOuFake @franceinfovideo pic.twitter.com/v8COh28pvU
Plusieurs de mes nouveaux amis m'en parlent, il y en a même un qui me dit avoir vu ce phénomène de ses propres yeux.
Je commence à être à l'aise, alors je fais part de mes tourments à un Allemand par rapport à ce que je lis, tant dans les «médias mainstream» que sur Telegram. Je lui explique que selon moi, certains d'entre «nous» profitent de la situation pour foncer tête baissée dans d'autres théories, comme le mythe de la Terre plate. Il me répond un peu froidement:
Un autre Allemand me dit être un conspirationniste de la première heure, car dès qu'on colle l'étiquette du complot, c'est là qu'il faut creuser. Il parle de V topic et de C topic pour ne pas avoir à écrire «vaccin» et «Covid». En dehors de ça, c'est un pacifiste qui ne veut pas imposer sa vision aux autres. Tant qu'on lui fout la paix et qu'il peut recommencer à voyager bientôt, il est content et reste positif. «Pourquoi ne le serais-je pas?» Et je suis sincèrement contente pour lui.
Les théories, entrecoupées de discussions sympas, finissent quand même par me lasser, je veux aller de l'avant. Alors j'interroge mes matchs sur la possibilité de «faire la paix» avec les vaccinés, demain, dans un an, dans la vie. Certains sont dubitatifs. Pour un Suisse, «ça va être difficile, certains sont très atteints». Et que même si ça n'est «pas très catholique», fréquenter une vaccinée, ça lui semble difficile. Un autre se montre plus catégorique: faire un enfant avec une vaccinée, c'est non.
Mais sans penser à procréer, il dit «laisser une chance à l'amour». Tout en espérant que sa prochaine conquête ne soit pas vaccinée.
Pour l'Allemand positif, tant que chacun respecte les convictions de l'autre, ça lui est égal. «Tout est une question de perception, de tolérance, et d'où chacun place son curseur. J'ai ma propre perception du monde, de la liberté, et je sais que je suis libre dans ma tête, où que je sois. Des jours meilleurs nous attendent... si nous le voulons bien. Et moi, je le veux.» Oh oui, moi aussi.
Tous me disent voir des vaccinés se «réveiller», et tous s'en réjouissent (même si tous ne pardonnent pas). Certains, revanchards, soulignent ce changement qu'ils observent avec une petite pique:
Et en grande rêveuse naïve, je me dis qu'en dehors de nos profonds désaccords sur le C topic et V topic, et une fois que j'ai plus ou moins réussi à mettre de côté la science pour essayer de les comprendre, j'ai eu des échanges intéressants avec beaucoup d'entre eux. Du cinéma à la solidarité, en passant par les voyages, la musique... Alors certes, il y a des sujets qui fâchent. Et des gros. Mais pas plus qu'à table, à Noël, coincée entre tonton et mamie. Au fond, je suis comme le pacifiste allemand, tant qu'on ne m'emmerde pas, que ce soit au sujet du vaccin, du boulot ou de la cuisson de la viande... Ça m'est désormais assez égal.