C'est un combat qui n'est pas sans évoquer celui de David contre Goliath: une poignée de petits actionnaires de Credit Suisse (CS), réunis dans une plainte collective pour combattre un géant. Leur objectif? Obtenir d'UBS un dédommagement pour les pertes entraînées par sa fusion avec sa rivale helvétique. Menée par une toute jeune start-up vaudoise, LegalPass, l'action est la première du genre en Suisse. On est allés demander à ses co-fondateurs, les avocats Philippe Grivat et Alexandre Osti, comment ils comptent mener bataille.
Commençons par le commencement. Votre société, LegalPass, promet de «rendre le droit accessible à tous»... Ambitieux.
Philippe Grivat et Alexandre Osti: L’accès au droit est un problème sociétal majeur. Nous étions avocats chacun de notre côté et nous avons remarqué que, fréquemment, nos clients ne savaient pas par quel bout empoigner tel ou tel problème juridique. On a donc voulu lancer une plateforme qui mette à profit la technologie pour répondre à leurs problèmes. Par exemple, en leur fournissant des documents générés automatiquement ou en les mettant en contact avec le bon professionnel… C'est ainsi qu'est née notre start-up.
La façon de combler ce manque est d’automatiser certaines tâches pour obtenir un premier avis. Ce n’est peut-être pas aussi parfait que le travail d’un ténor du barreau, mais ça donne un premier guide et évite aux gens de se lancer sans savoir, et de faire des bêtises.
Quel est votre public cible?
Les plus aisés ont les moyens de leurs ambitions, les plus démunis peuvent bénéficier d’une assistance juridique gratuite payée par l’Etat.
D’habitude, on agit dans des domaines courants du droit: les poursuites, la circulation routière, etc.
Et puis, il y a eu la faillite de Credit Suisse...
Il s'est produit quelque chose que personne n'avait jamais imaginé: du jour au lendemain, des milliers de gens se sont retrouvés avec un problème de droit des fusions. On s’est dit qu’on ne pouvait pas rester sans rien faire. Notre devise, c’est le droit pour tous. On s’est dit: «N’est-ce pas précisément dans le cadre de notre mission d’agir à ce moment-là?»
La Saudi national bank, par exemple, qui détenait 10%, va probablement agir par ses propres moyens. Les gros actionnaires, qui ont un poids dans la négociation, pourront être indemnisés. Dès qu’on détient des actions de l’ordre du pour cent, on vous prête une oreille plus attentive. C’est pour cela qu’il est important pour que les petits actionnaires s’assoient aussi à la table des négociations.
Pour UBS, mieux vaut probablement indemniser quelques actionnaires que de les indemniser tous. C’est pour cela qu’on doit motiver un maximum d'actionnaires à rejoindre notre campagne.
Par petits actionnaires, qu'entendez-vous?
Il y a de tout. Parmi nos clients, certains possédaient quelques centaines d’actions seulement, jusqu'à plusieurs centaines de milliers. Certains ont perdu des centaines de milliers de francs dans l’histoire. Pour certains autres, c’était leur retraite. Il n’y a pas de situation unique.
En ce qui concerne les gros actionnaires, ceux qui possèdent des actions au-dessus de 1%, pour l’instant, «Credit US» n'en compte pas.
Pourquoi avoir lancé votre société dans la bataille? Un actionnaire vous a-t-il contacté?
Non, nous avons choisi de nous engager de nous-mêmes. Au début, on ne savait absolument pas sous quelle forme: un document, une action? Après nos recherches, la meilleure option était de réclamer un dédommagement financier sur la base de la loi sur les fusions.
Quel type de dédommagement visez-vous pour vos clients?
Un dédommagement financier au pro rata, par action. Celui qui avait peu touchera peu, celui qui a mis beaucoup touchera plus. Il faut savoir que, le vendredi 17 mars, quand la bourse ferme, le cours de l’action Credit Suisse est à 1,86 franc. Le dimanche, le Conseil fédéral annonce le rachat par UBS pour 3 milliards. Soit 0,78 centime par action. Il y a eu une perte de 60% au cours du week-end, alors que les marchés boursiers étaient fermés.
Si on leur avait proposé une fusion avec un taux inférieur au cours boursier, il est évident qu’ils auraient refusé. Il y a eu un changement de paradigme complet en l’espace de quelques jours. Avec son ordonnance d'urgence, le Conseil fédéral a modifié quelques dispositions de la voie sur les fusions pour ce cas spécifique. Même la Commission de la concurrence (Comco) s’est limitée à donner son avis et a renoncé à intervenir dans le dossier.
Selon le rapport établi par UBS pour la SEC (le gendarme des marchés financiers américains), la valeur intrinsèque de Credit Suisse était de 38 milliards. Elle a été rachetée pour à peine plus de 3 milliards. Soit 11 fois moins que sa valeur intrinsèque. Pour UBS, c'était le deal du siècle. Ils ne pouvaient pas rêver mieux.
Pourtant, une réglementation, la fameuse loi «Too big to fail» avait été prévue à la suite de la crise de 2008. Constitutionnellement parlant, quand il y a une loi qui s'applique expressément à la situation, préférer avoir recours au droit d’urgence pour pouvoir adopter les législations qu’on veut, sans consulter le Parlement, c’est douteux. C'est ce qui fait que les juristes froncent les sourcils.
Combien d’actionnaires ont pris part à votre action «Credit US» et combien en visez-vous encore d’ici la date limite du 20 juillet?
Malheureusement, ce n’est pas une information que nous pouvons divulguer. En face, nous avons une partie très puissante. Ce n’est pas le cas des petits actionnaires. On ne veut rien partager qui risque de nuire à l’action. Toutefois, on est en bon chemin, avec plusieurs millions d’actions représentées et des participants issus de toute la Suisse, mais aussi de l’étranger. Une fois ces actionnaires réunis, le 20 juillet, il s’agira de déposer une écriture judiciaire auprès du tribunal de Zurich. Viendront ensuite les premières audiences, et le procès suivra son cours.
Le chemin vers le Tribunal fédéral pourrait prendre quelques années. C’est beaucoup de boulot, mais le projet nous tient à cœur. Etant tous les deux avocats de formation, on ne se lance pas dans l’inconnu.
On a quand même un peu l'impression d’assister à un combat à la David contre Goliath...
Oui! On n’a pas les mêmes moyens, c’est sûr. Mais on s’est trouvé un excellent avocat pour défendre la cause à Zurich en la personne de Me Andreas Hauenstein. Un avocat avec 20 ans d’expérience dans ce domaine précis du droit, reconnu comme une sommité du domaine par ses pairs. On part donc aussi préparés qu’on peut l’être. Nous avons eu une vraie difficulté pour trouver l’avocat partenaire pour agir.
Pourquoi?
Au-delà de pouvoir payer ses services, la plupart des avocats qui sont compétents dans ce genre de domaine travaillent dans de très grosses structures.
Beaucoup n’étaient donc pas habilités à s’emparer de l’affaire. Nous avons eu beaucoup de chance de trouver quelqu’un qui soit au top d’un point de vue technique, sans conflit d’intérêts.
Pourquoi ne pas représenter directement vos clients?
LegalPass fédère l’action, l’organisation, la coordination, la mise en place de la stratégie, mais la représentation devant le tribunal se fera par Me Hauenstein, via un sous mandat. Il sera chargé de défendre un actionnaire et faire valoir les droits de tous les autres. Une spécificité du droit des fusions permet en effet d’agir au nom d’un seul, pour que l’effet se déploie à tous les autres. Cela permet de simplifier les procédures, de réduire les coûts et d'avoir recours aux services d'un seul avocat. Dans les faits, c’est comme si tout le monde participait à l’action. Le résultat est pratiquement le même.
Cet actionnaire, qui est-il? A-t-il un nom?
On ne peut pas encore le dire. On ne le révèlera quand l’action en justice sera lancée. La dernière échéance est à la mi-août, deux mois après la publication de l'annonce de la fusion entre UBS et CS. Ce qu’on peut toutefois vous dire sur cet «actionnaire-pilote», c’est que c’est une entité maîtrisée par LegalPass. Il se conformera aux instructions.
Compliqué, en effet, de réunir les voix de plusieurs actionnaires.
Oui. En cas de proposition d’un dédommagement de la part d’UBS, il s’agira pour nous d’organiser un vote, afin que la majorité de nos clients se mette d'accord. Dans ce cas de figure, il risque certes d'y avoir quelques actionnaires mécontents, qui considéreront que le prix n’était pas assez élevé. Mais, au moins, les actionnaires auront eu une proposition qui représente un multiple assez conséquent de ce qu’ils ont payé pour participer à ce projet.
Qu’espérez-vous du travail de la Commission d’enquête parlementaire qui vient d’être créée à Berne? Un moyen de conforter votre action?
Cette enquête pourrait s'avérer utile, afin de nous donner des faits et de replacer la transaction dans un certain contexte. Après, nous n’en avons pas nécessairement besoin; les valeurs comptables parlent d’elles-mêmes. Il faudra aussi voir quand le rapport sortira, et ce qu’il contiendra, car il y a une véritable omerta.
Toutefois, c'est un bon indicateur politique. Dans ce dossier, beaucoup de choses n’ont pas été faites correctement: d'un point de vue des institutions ou, dans notre cas particulier, vis-à-vis des actionnaires de Credit Suisse.
Certains affirment que sans UBS, CS aurait fait faillite dès le lendemain, et que le cours de l’action se serait effondré. Tout ça, actuellement, c’est leur version des faits. Ce n’est absolument pas prouvé. D’autres scénarios de sauvetage étaient aussi envisageables. Credit Suisse ne se serait pas forcément effondrée. Le cours de l’action qui dévisse, ça arrive. Ça ne change rien à la viabilité économique de l’entreprise.
Une action collective d'actionnaires a également été lancée récemment aux Etats-Unis. Avez-vous échangé avec eux?
Pas du tout. L'action américaine penche sur des responsabilités personnelles, de la part de personnes dont certaines ne se trouvent plus au Credit Suisse depuis longtemps. Notre action est beaucoup plus concrète et peut déboucher sur des dédommagements. Nous avons des preuves tangibles de la partie adverse, qui reconnait qu’il y avait un intérêt supérieur. En Suisse, nous avons de bonnes chances de succès.