Le chef de l'armement se «sent impuissant» face au retard de la Suisse
Dans deux mois, Donald Trump sera présent au WEF à Davos, où le niveau d’alerte sera maximal. Cette visite vous inquiète-t-elle?
Urs Loher: Pas du tout. La Suisse est bien préparée pour gérer un événement isolé de cette nature.
Vous avez récemment déclaré que la Suisse pouvait actuellement défendre 8% de son espace aérien. Dans le même temps, on voit soudain apparaître partout dans le ciel des pays d'Europe des drones qui paralysent les aéroports.
Oui. Mais au Forum de Davos, il s’agit essentiellement de protéger un bâtiment et un aéroport. C’est très ponctuel.
L’organisation de Jeux olympiques, à elle seule, me causerait de grandes inquiétudes. L’été dernier, la France a mobilisé 3400 personnes rien que pour sa défense antidrone.
Je vous pose la question parce que le chef de l’armée Thomas Süssli a récemment demandé l’acquisition d’un système de défense antidrones d’ici la fin de l’année. Est-ce réaliste?
C’est tout à fait réaliste. Nous parlons ici de petits drones du commerce. Aujourd’hui, on neutralise ce type d’appareil à l’aide de brouilleurs. Nous sommes confiants que l’acquisition aboutira d’ici la fin de l’année, au plus tard début 2026.
Que voulez-vous dire?
Ce que nous observons en Ukraine montre à quel point l’évolution des drones est rapide. Un drone du commerce peut être efficacement contré par des brouilleurs, mais, dès qu’il est modifié, cela devient très difficile. Au début, la Russie mettait six mois pour réagir à une modification. Aujourd’hui, il ne lui faut plus qu’une ou deux semaines.
Des canons laser?
Oui. Il y a déjà une quinzaine d’années, quand je travaillais encore chez Rheinmetall, nous avions testé cette technologie. A l’époque, il fallait plus d’une minute pour maintenir le faisceau sur une cible et la faire tomber. Aujourd’hui, on peut concentrer l’énergie de manière tellement précise qu’un temps d’exposition très court suffit.
Et ensuite?
On neutralise les drones avec d’autres drones. Plusieurs options existent, des drones kamikazes à ceux qui projettent des filets afin d’emmêler les rotors.
Vous parlez de moyen terme. Quel est l'ordre de grandeur nécessaire?
Pour l’instant, ce sont surtout des drones isolés qui apparaissent dans le ciel européen. Mais que se passera-t-il s’il y en a soudain dix ou vingt qui arrivent? Face à un essaim de drones, il ne reste presque aucune marge de manœuvre pour les neutraliser un par un.
Le reste de l’Europe semble miser sur un autre système, le Skyranger. Pourquoi la Suisse suit-elle une voie différente?
Le Skyranger concerne aussi la Suisse. Il faut toutefois distinguer les différents contextes de son utilisation. Dans un environnement militaire, le système a toute sa pertinence, mais il n'est inutilisable que sur un aéroport civil.
La pression du facteur temps semble énorme. Comment éviter les achats inadéquats dans un tel contexte?
Qu’entend-on par achats inadéquats? Je ne pense pas que l’acquisition elle-même soit le problème. Le problème, ce sont les délais de livraison. Nous recherchons des systèmes que la moitié de l’Europe commande en même temps. Résultat, les délais de livraison sont de quatre à six ans. Et quand le matériel arrive dans les troupes et qu’elles peuvent enfin l’utiliser, on atteint six à huit ans.
La Suisse ne bénéficie d’aucune priorité, et elle l’a appris à ses dépens.
Le département américain de la Défense classe les priorités de 1 à 15.
Treize sur quinze. Les Etats-Unis passent en premier, puis les alliés, ensuite les pays en guerre et ceux situés à proximité des zones de conflit. Et nous, quelque part bien plus loin.
On pourrait en déduire que la menace n’est pas si grave en Suisse. N’est-ce pas?
Je ne le vois pas ainsi. Si nous sommes relégués aussi bas, c’est parce que tous les autres pays se réarment massivement, précisément parce qu’ils estiment que la menace est dangereuse. Ils ont d’abord transféré leur matériel militaire à l’Ukraine, qui revêt une importance stratégique pour les Etats-Unis. Ils reconstituent désormais leurs stocks, tandis que la Suisse reste en retrait. Le Royaume-Uni construit actuellement sept usines de munitions.
Nous attendons maintenant les systèmes Patriot, car l’Ukraine est prioritaire. Et dans le pire des cas, nous descendrons encore plus bas dans la file d’attente.
Vous vous êtes récemment rendu au Pentagone. Comment y avez-vous été accueilli?
Les Etats-Unis ont montré beaucoup de compréhension pour notre situation, notamment le fait que nous ne sommes actuellement pas en mesure de défendre notre espace aérien.
Beaucoup de compréhension, mais pas d’engagement ferme?
Non, il n’y a pas eu de promesse.
Et où en est la situation concernant le F-35?
Le Conseil fédéral doit annoncer, fin novembre, la suite des opérations. A ce stade, nous ne comptons pas avec un retard. Pour le nombre d’appareils, il existe en principe trois options. Soit la Suisse en achète moins, soit un crédit supplémentaire est accordé, soit nous renonçons aux principes de compensation. Avec la décision de poursuivre l’assemblage de quatre appareils par Ruag, cette dernière option est en réalité écartée.
La Suisse a rejoint la European Sky Shield Initiative et souhaite désormais acquérir du matériel de défense, en intelligence avec ses voisins européens. S’agit-il d’une conséquence directe des déboires concernant les achats aux Etats-Unis?
La nouvelle stratégie suisse en matière d’armement repose essentiellement sur deux idées.
C’est exactement ce qu’est la European Sky Shield Initiative, une initiative d’acquisition. Le titre prête un peu à confusion. Il ne s’agit pas de défendre ensemble un espace aérien européen.
L’UDC critique vivement cette approche en estimant que la Suisse risque de perdre sa souveraineté.
Je ne comprends pas cette critique, d’autant qu’il nous appartient d’examiner chaque projet individuellement.
A l’inverse, on peut aussi se demander si la Suisse est encore un partenaire fiable pour l’étranger.
A l’heure actuelle, si l’on regarde la loi sur le matériel de guerre, la réponse est non. Elle interdit à un pays tiers de transférer du matériel suisse à une partie engagée dans un conflit armé. L’Allemagne ne peut donc pas remettre des munitions à l’Ukraine lorsqu’elles proviennent de Suisse. Or, sans cette flexibilité, les autres pays n’achèteront plus de matériel en Suisse.
Mais la Suisse ne fait qu’exclure l’Ukraine de cet assouplissement, ce qui résulte d’une demande de l’UDC.
Le débat n’est toutefois pas terminé, puisque le dossier doit encore passer devant le Conseil national. Et je pars du principe qu’un référendum aura lieu. La discussion va donc se prolonger. Mais j’interprète l’évolution actuelle comme un signe positif.
Et selon vous, serait-il important que la Suisse autorise la réexportation de matériel de guerre vers l’Ukraine?
La neutralité doit être respectée. Pour la place industrielle suisse de l’armement, il est essentiel de subir le moins de restrictions possible. Car l’industrie suisse de défense est réduite. Rares sont les pays qui acceptent encore de signer des certificats d’utilisateur final.
Comment la reconstruire?
Je ne pense pas que nous développerons un jour des avions ou des chars en Suisse.
Je pense à l’intelligence artificielle, aux drones et à la robotique. Dans ce domaine, nous devons réussir à accélérer le transfert de connaissances des hautes écoles vers l’économie.
Vous évoquiez la défense contre les drones. Faut-il en faire un projet phare?
Un premier pas a été franchi avec la taskforce drones, qui analyse le fonctionnement, le développement des munitions et les éléments de pilotage. Ce n’est à mes yeux que le début. L’étape suivante doit envisager non plus l’utilisation d’un seul drone, mais d’un essaim d'appareils. Un ensemble capable de communiquer en interne avec, potentiellement, des missions différentes.
Une «Drone Valley»?
Ou une «Drone Country». Peut-être un peu plus vaste qu’une simple vallée.
Nous avons beaucoup parlé d’avenir. Pour conclure, regardons en arrière. Vous êtes chef de l’armement depuis environ deux ans. Quel bilan personnel tirez-vous de cette période?
Surtout quand je vois avec quelle détermination l’Allemagne, la France ou le Danemark réagissent à la menace actuelle, et que nous débattons pendant quatre ans de modifications de la loi sur le matériel de guerre.
Traduit de l'allemand par Joel Espi
