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Etude

Pourquoi les Portugais et les Espagnols votent si peu en Suisse

Une étude de l'Uni de Neuchâtel explique pourquoi les Portugais et Espagnols de Neuchâtel et Genève votent très peu.
Les Espagnols et les Portugais se rendent deux fois moins aux urnes que les Suisses. Image: shutterstock/keystone/watson

«On ne se sent pas chez nous en Suisse»: pourquoi les Ibériques ne votent pas

Une étude inédite de l'Université de Neuchâtel explique pourquoi les communautés portugaise et espagnole des cantons de Genève et Neuchâtel votent si peu. Rosita Fibbi, l'une des sociologues responsables du projet, nous explique les résultats.
13.11.2023, 18:5213.11.2023, 21:04
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On savait déjà que les étrangers de Suisse votaient peu: environ deux fois moins que les Helvètes. D'ailleurs, ce n'est pas une spécificité suisse: le phénomène s'observe partout en Europe. Les cantons de Neuchâtel et de Genève ont voulu savoir pourquoi en donnant, pour la première fois, la parole aux principaux concernés: les immigrés.

Le Bureau de l'intégration et de la citoyenneté (BIC) de Genève et le Service de la cohésion multiculturelle (COSM) de Neuchâtel ont donc mandaté l'Université de Neuchâtel (Unine) pour mener une étude inédite qui s'intéresse à deux communautés en particulier: les Espagnols et les Portugais.

Repères sur le vote des étrangers à Neuchâtel et Genève
A Neuchâtel, les étrangers bénéficient du droit de vote communal depuis 1849. En 2000 est venu s'ajouter le droit de vote cantonal pour les étrangers ayant un permis d’établissement et domiciliés dans le canton depuis cinq ans. Ils sont également éligibles au niveau communal depuis 2005. Quant au canton de Genève, il accorde depuis 2006 le droit de vote communal (mais pas l’éligibilité) aux étrangers résidant légalement en Suisse depuis huit ans.
Pour ce qui est de la participation électorale, à Genève, lors des élections municipales de 2020, 40% des Suisses se sont rendus aux urnes contre 23% des résidents étrangers. Et parmi ces deniers, seuls 17% des Espagnols et 13% des Portugais ont exprimé leur opinion.

Les Ibériques sont en effet ceux qui enregistrent le plus faible taux de participation électorale parmi les étrangers qui ont le droit de vote. Outre l'aspect quantitatif, ce sont surtout les raisons de cet abstentionnisme qui sont au cœur de la recherche menée par le Forum suisse pour l'étude des migrations et de la population de l'Unine.

Au total, une soixantaine de personnes issues des deux collectivités, âgées de 20 à 75 ans, ont participé à des groupes de discussion en 2022. Pour aboutir à un constat quelque peu amer, qui transparaît dans le titre du rapport final dévoilé le 2 novembre: Que des locataires! La sociologue Rosita Fibbi, l'une des responsables du projet, nous explique les résultats de cette enquête.

La sociologue Rosita Fibbi, l'une responsables de l'étude sur la participation électorale des Portugais et Espagnols à Genève et Neuchâtel menée par l'Université de Neuchâtel.
Rosita Fibbi, l'une des sociologues responsables de l'étude menée par le Forum suisse pour l'étude des migrations et de la population de l'Université de Neuchâtel. dr

Pourquoi était-ce important de donner la parole à ces deux communautés?
Rosita Fibbi: Parce qu’on peut ainsi comprendre les ressorts d’un comportement. L’enquête cartographie le comportement, analyse les déterminants, mais on n’a pas le raisonnement qui est derrière le comportement. Une approche qualitative, qui est un bon complément aux études quantitatives, permet d’aborder cet aspect-là.

«Le but étant, pour nos mandataires, de penser l’action en faveur d’une augmentation de la participation politique des personnes étrangères»

Quelles sont les raisons principales de cet abstentionnisme?
Un aspect important, qui est d’ailleurs le titre du rapport, c’est: «Nous ne sommes que des locataires». C'est une expression qui est sortie dans un entretien, mais dont les éléments ont surgi à maintes reprises. Autrement dit, «nous ne sommes là que d’une manière provisoire, instable».

«Comme des locataires, on peut toujours résilier notre bail, on peut toujours résilier notre permis, on peut toujours perdre la place de travail»

Ces communautés n’ont pas pu développer, au gré d’une migration qui a quand même commencé dans les années 1980 pour les Portugais et encore avant pour les Espagnols, un sentiment de sécurité ici, d’être bien acceptées par la population. Et ceci évidemment se reflète dans une proportion élevée de personnes qui ressentent un faible attachement à la Suisse.

«On ne se sent pas chez nous ici, on se sent mal accueilli et du coup, on ne développe pas un fort attachement»

Quelles autres raisons sont invoquées?
Un autre point qui ressort est «voter ne sert à rien». C’est lié à l’expérience de la vie politique dans le pays d’origine.

«Les deux groupes viennent de pays qui ont connu la dictature: il y avait des élections, mais évidemment, les choses ne changeaient pas»

Il y a eu la démocratie, néanmoins, les gens ont dû partir, l’émigration a continué, donc leurs conditions de vie n’ont pas changé. Il y a donc l’idée que la participation politique n’est pas un levier sur lequel ils peuvent compter pour changer ce qui ne leur convient pas. C’est une socialisation politique qui a eu lieu au pays d’origine, mais qui a été transférée ici et qui affecte aussi leurs enfants, leurs descendants. Et la socialisation politique des jeunes ici, à l’école, n’a pas fait contrepoids à cette conception désenchantée de la participation politique.

Sans compter la complexité du système politique suisse...
Ils ont de la difficulté à comprendre le système, les modalités de la vie politique ici. Au pays, on suit plutôt des figures emblématiques, des politiciens, alors qu’ici, on discute de dossiers, de votations, dans le détail. Ils ne comprennent pas parfaitement bien le système de vote. Là-bas, on vote sur une liste et les personnes sont élues selon l’ordre dans lequel elles figurent sur la liste. Alors qu’ici, on peut panacher, cumuler…

«Ils se sentent peu sûrs: il y a des gens qui disent "je préfère ne pas voter plutôt que me tromper"»

Cette compréhension du système politique et de son fonctionnement fait que la participation passe par un attachement à des figures politiques plus qu’à des dossiers, cela semble jouer un rôle important dans le comportement électoral.

L'étude relève aussi un problème de relais politiques...
Oui, ces deux communautés se demandent: «Qui sont nos relais politiques? Qui interprète nos besoins, nos revendications?» Ce problème de qui peut servir de relais pour améliorer une situation qui est considérée globalement comme peu satisfaisante marque manifestement le raisonnement et le comportement des Portugais et des Espagnols. Ils investissent éventuellement dans l’activité syndicale, qui, elle, est plus en prise avec leurs conditions de vie quotidiennes, mais moins au niveau politique.

Le faible attachement de ces deux communautés à la Suisse, qu'est-ce que cela révèle?
C’est beaucoup lié à la politique migratoire. D’abord, parce que c’est une population, notamment la Portugaise, qui a été saisonnière jusqu’en 2002 lorsque ce statut a été aboli. Donc elle s’est retrouvée dans une position de subordination aux autres flux migratoires originaires de l’Union européenne. Et sa situation est encore instable aujourd’hui: les personnes qui sont arrivées en Suisse dans les années 1980 arrivent à l’âge de la retraite et sont obligées de rentrer parce qu'elles ont des retraites très faibles étant donné qu’elles ont travaillé dans des secteurs à bas salaires.

«Donc, l'orientation du retour au pays est à la fois une caractéristique de ces flux migratoires portugais et espagnol, mais aussi un choix obligé étant donné leurs conditions économiques»

Et au niveau de la politique d'intégration?
Sur ce plan-là, il y a peut-être un point de différence entre Genève et Neuchâtel: le sentiment d’être mis à l’écart n’est pas aussi marqué à Neuchâtel, au contraire. Nous y avons interrogé des politiciens d’origine ibérique: il y avait toute une fierté d’être élu comme étranger dans un canton qui donne le droit de vote. Donc là, le sentiment de ne pas faire partie de la société n’était pas présent. Alors qu’à Genève, c’est un peu plus marqué. Par contre, la participation politique n’est pas plus forte à Neuchâtel, mais nous ne pouvons pas tout à fait comparer les deux situations puisque nous n’avons pas les mêmes données. Il nous manque les données quantitatives pour Neuchâtel.

Y a-t-il une différence de comportement vis-à-vis du vote selon les générations?
Selon une étude de 2015, basée sur une enquête auprès des personnes ayant le droit de vote à Genève, on observe de manière très claire qu’il n’y a pas beaucoup de différences entre la première et la deuxième génération. Nous avons pu contrôler deux facteurs dans l’analyse statistique: l’âge et le niveau de formation. Donc à âge et niveau de formation égaux, la première et la deuxième génération ont un taux de participation semblable.

«Ce qui fait la différence, c’est si les personnes sont naturalisées ou non. Quand on est naturalisé, le taux de participation est plus élevé»

Dans les propos des participants à cette étude, qu'est-ce qui vous a frappé?
Les mots qui nous ont beaucoup frappés, c’est ce qu’on a mis en exergue dans le titre: cette question de l’insécurité, qui fait qu'on adhère moins facilement à quelque chose si on se sent mal à l’aise et qu’on adhère à quelque chose parce qu’on se sent bien. D'autant plus qu'il s'agit de groupes dont on a toujours imaginé qu’ils étaient tranquilles, invisibles, sans problèmes.

«Mais en fait, on voit la marque que laisse une politique migratoire qui les a mis de côté»

On le ressent moins peut-être dans d’autres collectivités qui sont là depuis plus longtemps. Mais dans cette étude, on a pas mal de personnes de première et deuxième génération, et là, ce sentiment est très fort. Les jeunes savent que leurs parents ont eu une vie très difficile et ceci favorise déjà une identification, une fidélité aussi à leurs parents et à leur projet.

D'autres phrases qui vous ont marquée?
Oui, par exemple, lorsque nous avons interrogé des politiciens d’origine immigrée. Ils nous ont dit que les partis politiques montrent une certaine réticence envers eux. Je cite:

«Avec ton nom à consonance ibérique, tu n’as aucune chance. Il faut que tu changes ton nom au profit d’un nom à consonance francophone»

On entend ça de la part de vieux politiciens qui font partie du paysage depuis longtemps, mais aussi de la part de gens récemment élus âgés d’un peu plus de 25 ans. A l’intérieur des partis, on sait que les personnes qui ont un nom à consonance étrangère sont plus souvent rayées sur les listes électorales et donc on conseille par exemple aux femmes d'utiliser le nom de famille de leur mari qui fait couleur locale. On comprend pourquoi les partis disent ça. Mais n’empêche que c’est très blessant parce qu’on est ce que l’on est, on est engagé en politique, on est actif, et on a de la peine à se faire reconnaître.

«La participation politique des étrangers continue d’être un problème si, même naturalisé, on se sent ostracisé»

Nous ne nous attendions pas à ce que cela soit aussi systématique à Genève, qui, par ailleurs, a un certain nombre d’élus d’origine immigrée. Néanmoins, c’est toujours un problème. C’est donc quelque chose qu’il faudrait peut-être discuter, faire connaître et sur laquelle travailler.

Quelles pistes proposez-vous pour améliorer la participation électorale de ces communautés?
Il y a des déterminants historiques et structurels sur lesquels il est difficile d’intervenir. Mais de manière générale, des politiques migratoires et d’intégration plus ouvertes favorisent l’attachement et la participation. Après, comme mesures, puisque les causes sont sociales, économiques et culturelles, il faut traiter ces différents niveaux.

«Il est nécessaire de promouvoir des initiatives qui manifestent la reconnaissance de la présence, appréciée, de ces collectivités, ceci pour traiter cette question de la marginalisation ressentie»

Ensuite, on préconise la promotion d’une citoyenneté participative au sein de différentes institutions de la vie quotidienne: l’école, le quartier, les entreprises, pour que la participation ne soit pas seulement le politique, dont on se méfie parce que les politiciens sont tous corrompus et qu’on ne peut pas compter sur eux. Donc, développer cette citoyenneté participative, qui s’adresse évidemment aussi bien aux collectivités ibériques et étrangères que suisses.

«Il faut aussi faciliter la participation électorale par l’information, l’illustration de la modalité de vote, un travail sur le matériel de vote pour qu’il soit plus accessible»

Et là aussi, on pense que c’est quelque chose dont bénéficient non seulement les étrangers, mais aussi les Suisses. Un débat avec les forces politiques pour construire ces relais entre la population étrangère et le monde politique. Et éventuellement, des mesures institutionnelles, comme le droit de vote cantonal ou un accès plus large à la naturalisation, ou à Neuchâtel des choses comme l’affranchissement des enveloppes électorales: cela représente un coût et c’est susceptible de constituer un mini-obstacle à la participation.

En quoi est-ce important pour les Suisses de s’intéresser à la participation politique des étrangers?
On ne peut pas avoir de soi la compréhension d’une démocratie moderne quand 25% de la population est exclue du champ politique puisqu'étrangère. A Genève, ça fait 40% de la population.

«Pour que le système puisse se dire démocratique, on est obligé d’inclure aussi politiquement ces collectivités qui sont établies à demeure»

Si vous enlevez un quart de l’électorat, le résultat du vote ne reflète pas la population. Ce qui est quand même un peu problématique pour la démocratie, et pas seulement pour les immigrés. Et ceci avait été mis en avant par Thierry Apothéloz, le conseiller d’Etat genevois chargé entre autres du Bureau de l’intégration des étrangers, comme l’un des éléments justement à l’origine de notre mandat.

«On a besoin de soigner notre démocratie pour qu’elle soit effectivement une démocratie»

Qui plus est, si on exclut des gens qui ont un profil particulier, ces préoccupations-là seront moins bien relayées par le monde politique.

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