Il fait partie de ces mots profondément connotés. Lorsqu'il s'agrippe au monde du travail, qu'il soit moral, physique ou sexuel, le harcèlement clive couramment les genres en rôles bien tranchés; les hommes sont les prédateurs, les femmes les proies. Et non sans raison: depuis l'avènement, en 2017, de l'affaire Harvey Weinstein – notable carburant du mouvement #MeToo, jamais autant de statistiques n'ont corroboré ce contraste, aux Etats-Unis comme dans d'autres pays européens.
Quelques années plus tôt, les chiffres confirmaient également le fléau au sein des frontières romandes. Un projet de recherche national soutenu par l'Université de Lausanne (UNIL) concluait en effet qu'en 2008, 18% des employées avaient subi du harcèlement sexuel de la part de collègues ou cadres masculins. Un nombre qui montait à 49% lorsqu'il s'agissait de comportements impliquant le risque d'engendrer un climat favorable à ce type de délit.
Si la réalité selon laquelle les auteurs sont majoritairement masculins est donc indéniable, elle éclipse, toutefois, une infime, mais non moins essentielle, partie immergée de l'iceberg. Et c'est le récent scandale entourant Lizzo qui permet de s'y intéresser davantage: fin juillet, trois anciennes danseuses ont déposé plainte, à Los Angeles, contre la chanteuse américaine. Elles auraient été harcelées sexuellement par leur supérieure, une femme.
Discussions déplacées, chantages sexuels, attouchements non consentis... Le cas de Lizzo, à ce jour présumée innocente, prouve au demeurant que les cadres féminins peuvent tout autant faire subir à leurs subalternes des gestes et des discours contraires aux mœurs. C'est ce que confirme auprès de watson Marianne Schär Moser, psychologue du travail à Berne, co-autrice du projet de recherche susmentionné.
En Suisse, cette dernière a été parmi les premiers experts à s'intéresser au harcèlement sexuel dans le cadre professionnel, mais également à l'identité diversifiée des auteurs. On sait, grâce à son travail réalisé avec deux autres spécialistes, que:
Dans ce rapport, on parvient même à obtenir des indices visant à repérer les prédatrices en fonction: il s'avérerait que les femmes privilégient généralement le harcèlement sexuel verbal (via des moqueries et des discussions sexuelles) plutôt que physique. Elles ne vont, par ailleurs, quasiment jamais harceler physiquement des employées femmes, là où elles se le permettront davantage avec des employés hommes.
Finalement, toujours d'après les conclusions de Marianne Schär Moser et ses consœurs, les femmes travaillant majoritairement avec des hommes ont tendance à montrer des comportements potentiellement plus inopportuns que lorsqu'elles sont seules ou avec d'autres femmes dans la hiérarchie.
Ces éléments ne semblent pourtant pas s'associer complètement aux sévices brossés par les victimes présumées de Lizzo dans les médias. Pour Marianne Schär Moser, cela s'explique:
Si l'on en croit la spécialiste bernoise, les accusations portées à l'encontre de la récipiendaire de Grammy Awards et icône du body positivisme seraient donc moins liés à sa personne qu'à l'environnement de travail qu'elle et sa direction auraient instauré au sein des équipes.
Selon Marianne Schär Moser, un climat de travail sexualisé, comme elle l'observe à travers certains clips de Lizzo, constitue en effet «l'un des plus grands facteurs à risque pouvant ainsi plus facilement mener à des situations de harcèlement sexuel.»
Difficile pourtant d'obtenir davantage de données fiables sur la question, comme le déplore la psychologue du travail: «Malheureusement, il n’y a que très peu de recherche sur le harcèlement sexuel avec des auteures femmes (de même que sur les victimes hommes)». La faute, d'abord, à un manque féroce de considérations de la société aux premières heures des analyses sur le sujet:
Et quinze ans après leur étude, Marianne Schär Moser et ses deux consoeurs demeurent à l'origine de la seule étude disponible en Suisse sur le harcèlement sexuel au travail, quel que soit le sexe de l'auteur concerné. L'experte constate un manque cuisant de personnes osant libérer la parole. Une observation corroborée par le Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes, qui fait état de moins de 20% des victimes signalant le délit aux autorités suisses:
La rareté des études abordant le harcèlement au travail en Suisse ne devrait cependant plus être un problème. Le 28 septembre 2018, le conseiller national Mathias Reynard (PS/VS) a déposé un texte au Conseil national. Ce dernier appelait à réaliser une nouvelle étude sur ce sujet, regrettant que la dernière en date remonte à 2008. «Il est temps d'obtenir des chiffres fiables sur la problématique du harcèlement sexuel», exigeait-il.
Et il semble que ces invectives aient été entendues. Après avoir réalisé une étude concluant à l'insuffisance des données sur le harcèlement sexuel en Suisse, le Conseil fédéral a lancé un appel d'offres aux experts, lors de sa séance du 27 avril 2022, pour bénéficier de davantage d'analyses.
D'ici là, du point de vue Marianne Schär Moser, le temps reste plus que jamais à la prévention: «Il est crucial que les entreprises traitent les cas de harcèlement sexuel dès les premiers soupçons. Plus tôt ces derniers sont considérés et vérifiés, moins les conséquences s'avéreront graves.»