Les mendiants sont une réalité dans notre pays. Même en hiver, ils patientent dans la rue dans l'espoir qu'une pièce atterrisse dans leur gobelet en carton. Mais à qui profite l'argent?
Un cas genevois défraie la chronique. Un clan bulgare aurait en effet recruté ou «acheté» dans son pays des personnes issues de conditions précaires, les aurait fait venir en Suisse par avion et les aurait fait mendier à Genève et à Lausanne. Les initiés parlent d'une «entreprise familiale»: des sommes considérables auraient été récoltées, non pas pour garnir les poches de personnes dans le besoin, mais pour remplir celles du clan en Bulgarie.
CH Media (réd: le groupe auquel appartient watson) a reconstitué l'affaire à l'aide de documents judiciaires. Ils donnent un aperçu d'un business criminel que l'on soupçonne également ailleurs.
Les mendiants sont vulnérables et ne portent généralement pas plainte à la police, souligne Alexander Ott, chef de la police des étrangers de la ville de Berne et expert dans la lutte contre la traite des êtres humains. En fait, ils ne sont souvent même pas conscients de leur exploitation. L'affaire genevoise pourrait conduire à des avancées:
L'enquête a décollé à Genève en août 2021: la police avait arrêté un couple de Bulgares, deux de leurs fils ainsi qu'un neveu, soupçonnés de mendicité forcée. Ils appartiennent à la minorité rom, comme de nombreuses victimes présumées. Lors des opérations, la police a mis la main sur une trentaine d'individus qui dormaient dans des abris de fortune, dont trois enfants en bas âge.
L'un des fils et le neveu ont depuis été condamnés pour trafic d'êtres humains et blanchiment d'argent. Tous deux ont reconnu l'acte d'accusation du Ministère public genevois. Selon celui-ci, les deux hommes ont chacun recruté au moins deux Bulgares vulnérables, les ont fait mendier pour leur compte et leur ont soutiré «la totalité» ou «presque la totalité» de leurs revenus. Leurs peines de prison s'élèvent à 35 et 30 mois, dont la moitié avec sursis.
En avril, le couple et un autre fils comparaîtront à leur tour devant le tribunal pénal. Ils bénéficient de la présomption d'innocence. Selon l'accusation, le père et le fils se seraient chargés du recrutement, tandis que la mère aurait participé à la surveillance des ressortissants bulgares à Genève et Lausanne. Le clan aurait ainsi veillé à l'assiduité de «ses» mendiants. Le ministère public estime les revenus à «plusieurs centaines de milliers de francs». De quoi financer la subsistance de la famille.
Désormais close, la procédure contre l'un des fils dévoile les montants de récolte journaliers: il a gagné en moyenne 80 francs par jour à Genève avec un mendiant, et 150 euros avec un autre à Vienne.
Le même fils a reconnu avoir envoyé l'argent des mendiants en Bulgarie pendant deux ans. Il savait apparemment que ceux-ci étaient exploités, entre autres par son père.
Les transferts ont été effectués via des plateformes telles que Ria ou Western Union. Ils constituent des pièces à conviction capitales. Grâce à elles, le Ministère public a pu prouver que la majeure partie des revenus n'était pas versée aux familles des mendiants – contrairement à ce qui avait été promis. C'est bel et bien des membres du clan en Bulgarie qui empochaient tout.
L'empire familial a également commencé à s'effriter parce que certains suspects ont témoigné contre leurs proches. La mère du neveu condamné a ainsi éveillé des soupçons. Il s'agit de la belle-sœur de l'époux qui sera jugé en avril. Elle bénéficie pour l'heure de la présomption d'innocence.
Elle est en détention provisoire depuis un an et n'a pas encore été inculpée. Mais comme l'accusée est remontée jusqu'au Tribunal fédéral pour s'opposer à sa détention – en vain– , les griefs sont connus. Elle est soupçonnée de mendicité forcée pour la période de 2018 à 2021. Elle aurait agi en partie avec son mari, décédé en 2021, et son fils, condamné pour la période de janvier à août 2021.
Le Tribunal fédéral a établi une liste de cinq victimes présumées: parmi elles figure une femme de 29 ans que le mari de l'accusée aurait «achetée» dans un orphelinat bulgare, et un homme de 53 ans souffrant de déficits psychiques qu'elle aurait elle-même «acheté». Une autre personne est décrite comme n'ayant ni enfant ni partenaire et disposant d'un revenu «très bas». Le dénominateur commun des victimes présumées? La détresse et la pauvreté.
L'un des mendiants a déclaré que la femme était devenue la «grande patronne» après le décès de son mari. Pourtant, l'accusée s'est présentée lors des interrogatoires comme une victime de son époux violent. Dans la tradition rom, c'est l'homme qui commande. Par conséquent, leur fils aurait repris les affaires de son père.
Pour Alexander Ott, ces implications familiales n'ont rien d'inhabituel:
Selon le chef de la police des étrangers de Berne, il existe certes des individus originaires de pays comme l'Allemagne et l'Italie. Mais les mendiants de Bulgarie et de Roumanie sont «sans exception» des membres de clans. Cela ne veut pas dire qu'il y a forcément de l'exploitation. «Il est extrêmement difficile de tracer une frontière claire entre mendicité organisée et mendicité forcée», explique le fonctionnaire. Il recommande de ne jamais donner d'argent liquide aux mendiants étrangers.
L'organisation caritative Sozialwerk Pfarrer Sieber conseille, de son côté, de se fier à son instinct. L'association rappelle que la Suisse propose un bon réseau de prise en charge. A ses yeux, il est donc souvent plus judicieux «d'offrir à ces personnes du temps plutôt qu'un peu de monnaie et de chercher à discuter avec elles». Cela renforce leur dignité et permet d'en savoir plus sur l'utilisation de l'argent mendié.
(Adaptation française: Valentine Zenker)