La politique de neutralité de la Suisse est dépassée depuis la fin de la Guerre froide, affirme Bruno Schoch. Il manque aujourd'hui un positionnement clair contre la grande puissance et en faveur de l'agressé, comme cela a été le cas lors du soulèvement hongrois.
Monsieur Schoch, la Suisse ne fournit pas d'armes à l'Ukraine, mais d'un autre côté, Berne s'est associée, dès février 2022, aux sanctions de l'UE contre la Russie et s'est rendue impopulaire à Moscou en organisant la conférence du Bürgenstock. Est-ce qu'être neutre aujourd'hui signifie avant tout se comporter de manière contradictoire?
Je ne sais pas si c’est le cas fondamentalement. Mais en effet, la Suisse adopte un comportement contradictoire. Déjà pendant la Guerre froide, elle devait maintenir un équilibre difficile: elle se revendiquait neutre tout en étant de facto partie prenante de l’Occident. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Suisse était neutre, mais a beaucoup plus fourni aux puissances de l’Axe qu’aux Alliés. On disait à l’époque en plaisantant: «Nous travaillons six jours pour l’Axe et le dimanche, nous prions pour les Alliés.» La politique de neutralité traditionnelle n’est plus un concept de sécurité plausible depuis le tournant de 1989/90, car depuis lors, la Suisse est entourée de démocraties.
Pourquoi la Suisse a-t-elle maintenu sa neutralité?
Pour des raisons de politique intérieure, car elle est très populaire. Cela s'explique par l'histoire heureuse de la Suisse. Elle n'a pas été directement impliquée dans les deux Guerres mondiales, mais cela remonte encore plus loin, à la guerre de Trente Ans (réd: du 23 mai 1618 au 24 octobre 1648), qui, à l'exception des Grisons, ne l'a pas non plus touchée. Dans l'après-guerre, la neutralité a été mythifiée et idéalisée. L'historien Edgar Bonjour a critiqué le fait qu'elle ait été érigée «en mythe national d'une consécration quasi religieuse». Le diplomate Jakob Kellenberger a déclaré qu'un concept de politique de sécurité s'était transformé en un simple «concept d'identité et de bien-être».
La neutralité a-t-elle une importance pour la cohésion de la nation volontaire qu'est la Suisse? Contrairement à ses voisins, celle-ci ne puise pas son identité dans une langue et une culture communes, mais peut-être aussi dans ses particularités politiques.
Je ne sais pas s'il faut la neutralité pour donner une identité à la Suisse, mais la neutralité a en tout cas souvent eu pour fonction de maintenir l'unité du pays - cantons alémaniques et romands, petits et grands, catholiques et protestants. C'était particulièrement important face à l'opposition franco-allemande, par exemple pendant la Première Guerre mondiale. Contrairement à la Seconde Guerre mondiale, la Suisse était alors confrontée à une division.
La Suède et la Finlande – Etats neutre – ont, depuis le déclenchement de la guerre contre l'Ukraine par Poutine, rejoint l'Otan, mais se trouvent également dans une situation différente en raison de leur proximité avec la Russie. Que signifie l'adhésion de ces pays à l'Otan pour la Suisse?
On ne peut pas mettre ces pays sur un pied d'égalité avec la Suisse, mais je pense que leur adhésion aurait au moins dû déclencher un large débat chez nous aussi.
Et elle en profite sans en payer le prix. Mais cela ne résout pas la question de savoir quel degré de sécurité garantit encore aujourd'hui le fait de faire cavalier seul. Je rappelle que Donald Trump, en tant que président des Etats-Unis, a remis en question l'article 5 de l'Otan, qui oblige les Etats membres à s'entraider en cas d'attaque. On peut se demander ce que signifierait un retrait des Etats-Unis pour la passagère clandestine.
Cela signifie-t-il que celui qui se tient à l'écart de tout ne vit pas forcément de manière plus sûre? Le journaliste Roger de Weck (ex-patron de la SSR) a récemment déclaré que si la Russie voulait larguer une bombe nucléaire sur l'Europe, elle pourrait d'abord le faire sur la Suisse, qui n'est pas membre de l'Otan, en espérant qu'il n'y aurait alors pas de riposte de l'Otan.
La guerre d'agression menée par la Russie oblige à réfléchir également à la dissuasion nucléaire. Dans les discours de Poutine et de Medvedev, on entend de plus en plus souvent que la Russie n'est pas seulement en guerre contre l'Ukraine, mais aussi contre l'Occident collectif qui instrumentalise l'Ukraine pour détruire la Russie. C'est pourquoi l'Otan renforce la dissuasion nucléaire, et comme la Suisse n'en est pas membre, elle ne fait logiquement pas partie de cette dissuasion. Cela la rend vulnérable, et cela me semble être le noyau rationnel de la spéculation de de Weck.
Les bons offices sont toujours utilisés comme argument en faveur de la neutralité. Ne doit-il pas y avoir un lieu neutre où tout le monde peut se retrouver?
La Suisse a rendu de nombreux services au cours de son histoire. Mais elle pourrait le faire sans être neutre. En outre, il existe désormais d'autres lieux où les ennemis peuvent se rencontrer, en premier lieu bien sûr l'ONU, qui n'existait pas encore lorsque la neutralité suisse a été inventée. Le Vatican pourrait également servir de médiateur, comme il l'a fait en 1962 lors de la crise de Cuba. Et l'accord sur les céréales entre la Russie et l'Ukraine a été négocié par la Turquie, un pays membre de l'Otan.
La neutralité a-t-elle été profitable à la Suisse sur le plan économique?
Je ne peux pas en juger. Mais il est clair que l'interdépendance économique de la Suisse avec l'UE et les pays occidentaux en général est très dense. On peut discuter longtemps du comportement de la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle était prestataire de services pour les puissances de l'Axe, par exemple pour les livraisons d'armes ou lorsqu'il s'agissait de transports entre l'Allemagne et l'Italie.
Il est très difficile de dire combien de concessions ont été nécessaires pour préserver l'indépendance. Je suis content de ne pas avoir eu à décider à l'époque.
Un groupe réuni autour du juriste bernois Thomas Cottier veut définir une «neutralité du 21ᵉ siècle»; vous avez salué cette initiative. Cottier veut que la Suisse se prépare en temps de paix avec l'Otan et l'Union européenne afin de pouvoir se défendre avec eux en cas d'agression. Ne serait-il pas plus honnête d'abandonner le terme de «neutralité»?
Je trouve que c'est une bonne chose que la neutralité fasse à nouveau l'objet d'une discussion. En 1992, une commission créée par le Conseil fédéral s'est penchée sur le sens de la neutralité. Cette commission a constaté qu'il fallait également considérer l'autodétermination comme une forme de participation, notamment avec l'UE. Le monde est tellement interdépendant que le concept purement national sur lequel repose la politique de neutralité est dépassé.
Le plan de Cottier ne reviendrait-il pas à s'accrocher à une notion dont on sait soi-même qu'elle n'a plus de sens?
Oui. Mais la politique est ici dominée par l’UDC, ce qui empêche les autres partis de vraiment oser mener ce débat. La perspective pose également un problème: le débat suisse part toujours de son propre nombril. On oublie que l’Europe a fondamentalement changé.
Les partisans de la neutralité argumentent qu'un petit Etat qui fait partie d'une alliance doit se soumettre. Au sein de l'UE, ce sont finalement Bruxelles, Berlin et Paris qui décident.
Mais l'UE est composée d'une majorité de petits Etats! Ils ont beaucoup à dire, tout comme les petits cantons suisses, qui ont une prépondérance en raison de la double majorité des cantons lors des votations. En outre, la Suisse, en tant que petit Etat, devrait justement avoir intérêt à ce que le droit international ne soit pas vidé de sa substance. La guerre que mène la Russie signifie un retour au concept de zones d'influence tel que nous le connaissons depuis le 19e siècle, lorsque les grandes puissances pouvaient agir comme elles l'entendaient. Le droit international ne peut être défendu que par ceux qui y participent.
Comment voyez-vous la conférence de Bürgenstock? Cela a-t-il un sens de négocier la résolution d'un conflit si l'un des deux belligérants n'est même pas présent?
Ce n’était pas une médiation classique où l’on s’assoit avec les parties en conflit. Mais je pense que c’était une bonne tentative d’encourager le plus grand nombre de pays possibles à soutenir l’Ukraine. Un problème est que Poutine peut, avec une certaine raison, souligner que les pays les plus peuplés de l’ONU n’ont pas voté pour condamner l’action russe. Pour des raisons politiques, économiques ou idéologiques, ils ne voulaient pas se ranger du côté de l’Occident, bien qu’ils devraient également avoir un intérêt à maintenir l’ordre international.
Vous vivez depuis longtemps en Allemagne. Comment voit-on la neutralité là-bas ? Il semble qu'au moins certains Allemands aimeraient vivre dans une grande Suisse et rester en dehors de tout.
Je n'ai pas de données de sondage sous la main pour le confirmer, mais:
Mais l'Allemagne, de par sa taille, se trouve dans une situation différente, et si l'on fait abstraction de l'extrême gauche et de l'extrême droite, la classe politique est également de cet avis. L'ancienne République fédérale d'avant 1989 avait encore un autre rôle, elle était un Etat de front menacé. L'attitude ambivalente que l'on constate aujourd'hui s'exprime également au sein du SPD: d'un côté, un chancelier qui parle d'un changement d'époque, de l'autre, des voix qui préféreraient négocier immédiatement avec Moscou.
Partageriez-vous l'impression que l'Allemagne n'a pas encore trouvé son rôle, plus de trois décennies après la réunification?
C’est probablement le cas, mais je le formulerais de manière moins accusatrice. Les Allemands ont appris que les deux Guerres mondiales étaient fatales. C’est pourquoi l’ancienne République fédérale ne voulait pas être un hégémon. A l’époque, c’était encore possible: en termes de population et de puissance économique, l’Allemagne de l’Ouest était à peu près de la même taille que la France, l’Italie et le Royaume-Uni. Maintenant, la République fédérale est beaucoup plus grande et doit assumer un rôle pour lequel elle n’est pas forcément préparée. Ce tournant est clair; en tirer des conséquences pratiques est une tâche gigantesque. Mais ce n’est pas comme si rien ne se passait:
La Suisse ne fournit pas d'armes à l'Ukraine. Se rend-elle ainsi coupable ?
Il aurait été possible d'autoriser au moins le transfert d'armes que l'on a déjà exportées.
Mais c'est aussi populaire. En 1956, lors du soulèvement hongrois, l'ambiance était différente. A l'époque, en tant qu'élève de l'école primaire, je distribuais des brochures sur les méchants Russes et les gentils Hongrois. L'anticommunisme généralisé jouait certainement un rôle, mais il y avait un réflexe clair: contre la grande puissance, pour l'agressé. Ce réflexe me manque aujourd'hui.