Les jeunes libéraux-radicaux genevois (JLRG) ont l’art du contre-pied. En juillet dernier, ils se prononçaient contre le mariage gay. Cette fois-ci, ils s’opposent aux sanctions de la Confédération contre la Russie. Ils l’ont fait savoir le 2 mars dans un communiqué publié sur leur portail. «L’ensemble du comité a voté pour, moins une abstention, celle d’un de nos membres d’origine russe», raconte à watson le vice-président des JLRG, Joé Fivaz, auteur du texte intitulé La crise de la neutralité suisse.
Travaillant pour un fond d’investissement basé à Genève, le jeune homme craint pour la bonne marche des affaires dans son canton. Il fait état de cette inquiétude dans le communiqué du 2 mars. La gestion de fortune, «très présente à Genève», est «en première ligne» face aux sanctions, écrit-il.
La gestion de fortune suisse et tout spécialement la place financière genevoise sont en alerte – un tiers des avoirs privés russes déposés dans le monde, soit un rouble sur trois, le serait auprès d’établissements helvétiques. Le négoce lié au pétrole russe n'est pas moins en danger. Installés à Genève, présents sur ce marché en sursis, les traders Gunvor (société fondée par le Russo-Finlandais Guennadi Timtchenko, un proche de Vladimir Poutine, mécène il y a peu encore du Verbier Festival rattrapé par la guerre en Ukraine), Litasco en encore TotalEnergies peuvent voir leurs robinets d'import-export coupés d’un jour à l’autre. Des centaines d’emplois genevois sont en jeu dans ce seul domaine d'activités.
Et l’on peut ici parler de ruissellement sans se tromper: «Le négoce représente un quart des rentrées fiscales du canton de Genève», relève Adrià Budry Carbó, enquêteur à Public Eye, l’ONG suisse œuvrant pour des relations politiques et économiques plus équitables entre la Suisse et les pays en développement. «Ce sont là des données fournies par les autorités genevoises», précise-t-il.
Alors, face à l’urgence, il n’y a plus de droite ou de gauche qui tienne. Le pétrole et les avoirs russes peuvent avoir une odeur d’oligarques, il faut penser aux salariés et petits indépendants qui commercent avec la Russie. D’où l’interpellation déposée par le conseiller national socialiste genevois, Christian Dandrès, le 3 mars au Parlement à Berne. «C’est une problématique majeure», pose le député, par ailleurs favorable aux sanctions.
Oui, la guerre en Ukraine est en train de bouleverser la vie économique genevoise. Plus que cela, elle atteint la quiétude d’une ville et d’un canton entretenant avec la Russie, un rapport propre aux vieux amants. S'y font jour des sentiments ou manifestations antirusses. Chez certains, ils étaient enfouis. Comme chez cette femme originaire d’un pays d’Europe de l’Est, autrefois vassal de l’URSS. Elle s'en est prise à une ressortissante russe habitant le même immeuble qu’elle. L’armée de Poutine pénétrant en Ukraine a réveillé en elle des souvenirs d’intervention de chars soviétiques écrasant des printemps déjà anciens.
Le journaliste et député indépendant (autrefois du Centre) au Grand Conseil genevois Guy Mettan, anciennement directeur du Club suisse de la presse, connaît bien la Russie. Cet opposant de longue date à l'Otan passe pour un poutinophile de première aux yeux de ses détracteurs. «Depuis que la guerre en Ukraine a éclaté, j’ai droit à des insultes et menaces anonymes», rapporte-t-il. En 2017, il a été décoré par le Kremlin de l’Ordre de l’amitié, une médaille qui, à l’époque, a fait beaucoup jaser.
Guy Mettan «déplore» l’agression russe de l’Ukraine, «comme toutes les agressions guerrières».
Si seulement il n’y avait pas la guerre, il n’y aurait que des belles choses à raconter sur Genève et la Russie. On pourrait parler de l’église russe orthodoxe, qui a rang de cathédrale et près de 160 ans d'âge. Sa deuxième restauration s'est achevée en 2017. Contacté par watson, l’archiprêtre Emilian Pocinoc, responsable administratif des lieux, répond que son église «n’arborera la bannière d’aucune des parties en conflit». Il s'explique:
Certains en Occident, qui exigent à présent de tout Russe occupant une fonction officielle qu’il se désolidarise de l’action de la Russie en Ukraine, pourraient ne pas se satisfaire de ces paroles teintées d'une prudence qu'on peut comprendre.
Genève et la Russie, c’est aussi François Le Fort, dont la rue qui mène à l'église russe orthodoxe porte le nom. Ce Genevois organisa la flotte impériale du tsar Pierre le Grand, au 17e siècle, et en devint l’amiral. En 2006, la Russie fit cadeau à Genève d'un buste à la gloire de l'illustre ancêtre – Guy Mettan craint que l'œuvre ne soit barbouillée.
Genève et la Russie, c’est encore Sophie Dostoïevski, la fille du grand écrivain, enterrée au cimetière des Rois, près de la Plaine de Plainpalais. C’est Lénine, le futur révolutionnaire bolchévique, attablé au café Landolt, longtemps une institution de la bistroterie locale. C’est Georges Nivat, professeur de littérature russe à l’Université de Genève, l’un des traducteurs du plus célèbre des dissidents russes, Soljenitsyne.
Enfin, la Russie et Genève, ce sont quelques milliers de Russes établis dans le canton, au bénéfice d’un permis de séjour. Ils vivent de leur travail ou de leur rente, certains jouissant de conditions fiscales avantageuses, comme tout étranger fortuné, rappelle Adrià Budry Carbó, de l’ONG Public Eye.
Les avoirs de quelques-uns pourraient être bloqués à l’avenir, s’ils ne le sont pas déjà:
Bertrand Reich, le président des libéraux-radicaux genevois, parti qui a ses entrées dans les milieux fortunés, estime que les sanctions prises par la Suisse contre la Russie «sont nécessaires». Mais il souhaite que le Conseil fédéral puisse faire valoir ses «bons offices».
Cette dernière confidence a quelque chose de délicieusement tragique. De russe.