Le titre de l'exposition, en cours au Musée national suisse de Zurich jusqu'au 19 janvier, est très explicite: «Colonialisme - une Suisse impliquée». «Dès le XVIe siècle, citoyens et entreprises de la Confédération ont entretenu des liens étroits avec le système colonial», peut-on lire sur la page de présentation.
Depuis quelques années, plusieurs recherches académiques ont mis en lumière la participation active de la Suisse dans la colonisation européenne. Pourtant, cela est loin d'être une évidence. Rappelons qu'en 2017, la conseillère fédérale Doris Leuthard avait affirmé, lors d'une visite au Bénin:
Les preuves ne font, pourtant, pas défaut. L’implication de Suisses dans l’expansionnisme européen a pris différentes formes, rappelle le Dictionnaire historique de la Suisse (DHS). Des marchands helvétiques se sont enrichis grâce au commerce triangulaire et au trafic d'esclaves, tandis que d'autres possédaient des plantations dans des colonies. Certaines banques ont financé la traite atlantique, couverte par des assurances. Finalement, plusieurs mercenaires ont participé à des conquêtes coloniales ou à des massacres.
Sept ans après les déclarations controversées de Doris Leuthard, les mentalités ont-elles évolué? «Au niveau politique, je n'ai pas l'impression que la vision a beaucoup changé», estime Letizia Gaja Pinoja, doctorante auprès du Graduate Institute de Genève. Et d'ajouter:
«Les organes de l’Etat n’étaient pas impliqués», avait affirmé le conseiller fédéral au micro de la SRF. Il est vrai que l'Etat suisse n’a jamais possédé de colonies. Les autorités fédérales s'en tiennent par ailleurs à ce récit, souligne l'historien Fabio Rossinelli dans un article de la revue de la Commission fédérale contre le racisme.
Pourtant, la situation était plus complexe. Selon Rossinelli, l'Etat helvétique a soutenu et subventionné des projets économiques expansionnistes lancés par des sociétés privées. De plus, dès le milieu du 19ᵉ siècle, les autorités fédérales ont versé de l’argent à de nombreuses personnes dans les colonies.
En 1864, alors que la plupart des pays européens avaient aboli l'esclavage, le Conseil fédéral déclarait officiellement que cette pratique n'impliquait «aucun crime». Le gouvernement répondait à un conseiller national, outré après avoir découvert que des commerçants helvétiques implantés au Brésil possédaient des esclaves. Le rapport, cité par la RTS dans un podcast, affirmait:
En somme, comme le résume le DHS, «la Suisse n'est pas restée à l’écart de l’expansion outre-mer de l'Europe.» La recherche académique a permis «d’établir une évidence qui aura mis longtemps à s’imposer», poursuit-il. Malgré cela, «le sujet n'a jamais été vraiment abordé par les hautes sphères de la politique helvétique», indique Letizia Gaja Pinoja.
En revanche, il existe des initiatives parallèles, nuance la chercheuse. «Le fait que le Musée national suisse, soumis à la surveillance du Conseil fédéral, ait organisé une exposition sur le sujet peut être interprété comme une prise de position indirecte».
La prise de conscience ne s'est donc pas encore totalement opérée au niveau politique. Qu'en est-il de la population? «Si on demandait aux Suisses ce qu’ils pensent de leur histoire coloniale, la plupart répondraient qu’elle n’existe même pas», avance Letizia Gaja Pinoja.
«Je ne dirais pas que la population est dans le déni, c'est un terme trop fort», nuance-t-elle. «Je constate plutôt que le sujet est encore largement méconnu». Elle ajoute:
Selon la chercheuse, l'une des raisons expliquant cette méconnaissance concerne l'instruction. «L'histoire coloniale suisse ne fait pas partie d'aucun programme d'école officiel, du moins à ma connaissance», articule-t-elle. «Il y a de grosses lacunes. La plupart du temps, les élèves passent donc totalement à côté du sujet».
Letizia Gaja Pinoja raconte qu'elle-même n'a rencontré ce thème que pendant son master. «Cela dit, il y a des professeurs de gymnase et d'école secondaire qui décident d'en parler», reconnaît-elle. «J'ai par exemple participé à un projet mené avec une école de Pully, mais ça reste des initiatives ponctuelles».
Une autre raison expliquant cette situation est à rechercher à un niveau plus profond. «La Suisse a un problème avec son image», affirmait en 2022 la directrice du Château de Prangins, Helen Bieri Thomson: «Elle se voit volontiers comme neutre, démocratique, humanitaire et donc irréprochable, toujours du côté du bien».
«Cette idée est une conséquence de la construction de notre identité nationale, qui a eu lieu à la fin du 19e siècle», réagit Letizia Gaja Pinoja. «Comme la Suisse ne disposait pas d'une langue, d'une culture ou d'une religion commune, il a fallu mettre en avant autre chose: la neutralité, la Croix-Rouge, le pacifisme», développe-t-elle.
Malgré cela, les choses bougent, bien que gentiment. «La commission Bergier a joué un rôle très important», estime la chercheuse. «La question de l'or des juifs a ouvert la boîte de Pandore et montré que l'histoire helvétique recelait également des zones d'ombre». C'est également à partir de ce moment, vers le début des années 2000, que la recherche académique a commencé à se pencher sur le passé colonial suisse.
«L'arrivée en Suisse du mouvement Black Lives Matter et le déboulonnage des statues, en 2020, ont remis le sujet sous la lumière des projecteurs», poursuit-elle. Si cela a poussé des citoyens à s'interroger, il faut autre chose pour opérer un changement profond, estime Letizia Gaja Pinoja:
«Pour cette raison, il faut passer par l'éducation», poursuit-elle. Et de conclure: «C'est à ce niveau qu'on peut faire la différence. La scolarité obligatoire peut compléter le récit historique existant. Et, pour cela, il faut des gens ouverts d'esprit».