De la Côte de la mort à Delémont, un fils d'immigrés crie sa colère
En ce temps-là, l’avion coûtait un bras. Des taxis collectifs transportant des travailleurs immigrés faisaient la navette entre la Suisse et la Galice. La Galice, point de départ du road trip d’Antonio Rodriguez Castiñeira. Né à Delémont en 1966, aujourd’hui journaliste à l’Agence France Presse à Paris, ce fils d’immigrés espagnols embarque en 2017 dans la Mercedes de Pérez-Prado, un nom d’aventurier. Il sera son chauffeur et son guide. Celui sans qui Les chemins de la colère, titre adossé au roman de John Steinbeck Les raisins de la colère sur la grande dépression des années 1930 aux Etats-Unis, n’aurait sans doute pas vu le jour.
Pauvreté et franquisme
Mêlant l’intime et le global, Antonio Rodriguez Castiñeira, passager du taxi de Pérez-Prado, remonte 2000 km de route, de la Côte de la mort, cette pointe nord-est de l’Espagne, longtemps terre de naufrages, au chef-lieu jurassien, où ses parents, venant tous deux de Galice pour une vie débarrassée de la pauvreté et du franquisme, s’étaient rencontrés. En 2010, son père étant déjà décédé, sa mère, malade, quittait Delémont et rejoignait son village natal de Laxe pour y mourir.
Espagne oblige, on pense à Almodovar, à son cinéma mélodramatique. Qui raconte toujours une histoire intense. Et là, quelle histoire! C’est avec, en tête, celle de ses parents, autrement dit la sienne aussi, enfant unique assis à l’arrière de l’Opel Ascona, l’iconique berline des classes populaires des années 1970, qu’Antonio Rodriguez Castiñeira tire à boulets rouge sur la mondialisation cinquante ans après.
La Suisse «a beaucoup donné à manger»
Une manière, pour lui, de régler ses comptes avec le sort. Qui porte, entre autres, le nom d’exil forcé. La Suisse, qui «a beaucoup donné à manger» aux immigrés espagnols, disait sa grand-mère Herminia, laquelle avait connu la famine de l’après-guerre, n’est pas ici en cause.
Aussi, puisqu’il faut un début à ce récit dramatique, ce sera la crise immobilière des subprimes de 2008 aux Etats-Unis et leurs conséquences planétaires, en particulier sur les économies européennes. L’Espagne est touchée de plein fouet.
Antonio Rodriguez Castiñeira, fils de caviste et de couturière, est alors correspondant de l’AFP à Washington auprès du FMI. Il va voir de l’intérieur de la machine les dégâts en cascade causés par la chute de la banque américaine Lehman Brothers, victime des subprimes en folie. Mais tout cela reste théorique. En réalité, il n’a rien vu.
Ce charbon qu'on a sous la main et qu'on importe
Le «trajet des immigrés» qu’il entreprend en 2017 dans la Mercedes de Pérez-Prado, et non plus dans l'Opel Ascona des vacances familiales, lui donne l’occasion de se rattraper. Et de s’excuser. Ayant sous les yeux, dans cette Espagne qu’il traverse d’ouest en est, les désastres causés par la désindustrialisation et ce maudit concept de «dévaluation intérieure» (faute de pouvoir dévaluer des monnaies nationales qui n’existent plus, les gouvernements dévaluent les salariés), il écrit:
Celui de décrire le réel.
DSK avait raison
A Villablino, ville minière dans la province de León, les habitants, désœuvrés, râlent en voyant passer les camions acheminer du charbon sud-africain, qu’on pourrait extraire sur place. L’auteur-narrateur, des accents altermondialistes dans la gorge, revenant sur son engouement qu’il avait eu comme beaucoup de Romands pour l’adhésion de la Suisse à l’Espace économique européen en 1992, donne quitus aux écologistes de s’y être opposés à l’époque. Il se bat contre cette fatalité de la mondialisation qui dévitalise bien plus qu’elle ne civilise.
Tout en condamnant ses comportements sexuels litigieux de l'époque, Antonio Rodriguez accorde plusieurs bons points à Dominique Strauss-Kahn, directeur du FMI au moment du krach des subprimes, qui comprend, contrairement à d'autres dans les hautes sphères, ce qui est en train de se passer. Il le revoie des années plus tard à Paris. La faillite de Lehman Brothers, qu’il aurait fallu éviter par tous les moyens, a nourri les populismes, lui dit-il.
L'exil sans fin
Dans ce tohu-bohu, la casse sociale se double d’une casse migratoire. Vient alors en chansons la morriña, le mal du pays. Ce pays imaginaire tant il n’a plus vraiment d’ancrage. Combien d’immigrés, pensant être rentrés pour toujours dans leur Espagne natale, ont dû s’exiler à nouveau, faute d’emploi et d’argent, à compter de la crise des crises, toujours la même, celle des subprimes! Un sentiment de honte et de dépossession.
Arrivé à Delémont au terme de son périple, Antonio Rodriguez Castiñeira voit se recomposer comme une évidence le puzzle de ses racines, les noms des bistrots, les voix familières. Le Jurassien avait en lui depuis longtemps ce livre d’un fils en colère rendant hommage à ses parents, aux siens d’un pays plus lointain.
Antonio Rodriguez Castiñeira, Les chemins de la colère: road trip à travers la crise économique, éditions Bayard Récits, octobre 2025, 245 p.