Avant son décès, mon grand-père a tenu à laisser à ses enfants et petits-enfants un héritage précieux. Ses souvenirs. Des souvenirs compilés sous forme d'un livre de 80 pages, où la petite histoire se mêle à la grande. La Seconde guerre mondiale figure, forcément, parmi les chapitres les plus sombres de sa vie.
La guerre s’est terminée le 8 mai 1945. Un jour à la fois «gai» et «triste» pour le petit Jean-Louis, qui restera profondément gravé dans sa mémoire. Un jour qu'il évoquera souvent à ses enfants, puis à ses petits-enfants. Toujours avec la même émotion.
Mais comment une famille d'origine suisse s'est-elle retrouvée coincée en France pendant toute la Seconde Guerre mondiale, pour assister au Jour de la Victoire à Paris? Rembobinons.
Manque de bol, Jean-Louis et ses parents, William et Angèle, se retrouvent tous les trois bloqués à Paris au moment où frappe la Seconde guerre mondiale. La faute à pas de chance, pour cette petite famille qui a vécu jusque-là sous des latitudes plus ensoleillées: le Maroc.
William, un mécanicien originaire de la Chaux-de-Fonds, a émigré en Afrique du Nord au début des années 30, faute de trouver du travail dans le canton de Neuchâtel. En 1931, alors qu'il est en route pour sa nouvelle vie, il fait la connaissance d'une jolie Française d'une dizaine d'années de moins que lui dans un train à destination de Paris. Angèle. De son côté, la jeune femme vient de quitter sa campagne natale pour devenir serveuse dans un bistrot de la capitale.
La suite sera souvent racontée à leurs descendants, autour d'une absinthe ou de la dinde de Noël. Quelques mois et beaucoup de lettres plus tard, Angèle part rejoindre son futur mari à Rabat, où il a ouvert un garage automobile. C'est là que mon grand-père est né, en 1934.
Cinq plus tard, lorsque la guerre éclate et que William reçoit son ordre de mobilisation de la part des autorités suisses, voilà le Chaux-de-Fonnier bien obligé de faire le voyage et passer quelques mois de service militaire dans son pays d'origine. Une idée tourne dès lors en boucle dans son esprit.
En février 1940, la famille s'embarque à bord d'un bateau de Casablanca vers Marseille, dans la soute des troisième classe. «Ce qu’on m’a dit plus tard, c’est que le bateau qui nous suivait, faisant le même parcours, a été coulé par un sous-marin», écrit Jean-Louis.
Si la famille arrive saine et sauve à Marseille, impossible, en revanche, de passer la frontière suisse. La guerre a provoqué la fermeture des frontières. William, Angèle et leur petit garçon sont condamnés à faire demi-tour et rejoindre Paris. Au consulat suisse, on leur suggère de patienter quelques semaines.
Ce sera quelques années.
Faute d'être envoyé au front, William est engagé dans un atelier aux établissements Métropole, rue Walvein, à Montreuil. Il déniche un logement temporaire dans un hôtel rue de la Solidarité. «Minable», résumera son fils. Une chambre sans eau courante ni WC. Et encore moins de cuisine.
Pour faire à manger, Angèle se débrouille avec un vieux réchaud à pétrole trimballé dans un cabas depuis le Maroc. Enfin, quand elle trouve de quoi cuisiner. Restrictions oblige, même si William gagne un salaire confortable, il n'y a rien à acheter. Les magasins sont vides.
Les cartes de rationnement n'y changent pas grand-chose. Jean-Louis, vu son âge, est compris dans la catégorie «J2». «J’aurais eu droit à 1⁄4 de litre de lait par jour. On n’en a jamais eu», écrit-il.
Débrouillard, William part le dimanche à la campagne où il se procure des oeufs ou un morceau de porc, payé à prix d'or au marché noir.
Quelques mois plus tard, la famille déniche enfin un nouveau logement, boulevard de Belfort, au sixième étage. «Pendant ce temps, et malgré toutes les déclarations gloriolesques du gouvernement français, les allemands arrivaient dare dare», se souviendra Jean-Louis bien plus tard.
Bien que décidés à ne pas s'inquiéter de ces rumeurs, William et Angèle prennent toutefois la précaution de clouer un message établi par le consulat suisse sur la porte de leur domocile, en allemand et en français. Lequel précise, à l'intention de tout un chacun, que les Suisses sont des citoyens d'un pays neutre.
Sous l’Occupation, «la vie n’était pas facile», décrira sobrement mon grand-père. Mais tous ses souvenirs ne sont pas forcément négatifs. Il y a les scouts, place de la Bastille. L'école, qu'il adore. Les trajets en métro tout seul. Les jeudis chez Monsieur Gresset, un horticulteur de Montreuil qui livre les fleuristes des Halles. Les cerisiers tout blanc, au printemps. Les biscuits de Madame Lecolle, au bas de la rue. Les Pernod sans alcool de Monsieur Bougnat, au bistrot du coin. Ou encore les visites des monuments et des musées de Paris avec son instituteur, Monsieur Brun.
William, de son côté, se lie avec Michel Hollard, ancien soldat et figure éminente de la résistance française. Lors de ses virées plus au sud de la capitale, le Suisse revient fréquemment avec des croquis - son fils n'apprendra que plus tard qu'il s'agit des sites de lancement des V1, les missiles voués à être largués sur Londres par les Allemands, mis hors d'état de nuire par les Britanniques en 1944.
Son soutien à Michel Hollard fait forcément courir de gros risques à la petite famille franco-suisse. Un matin, alors que William est déjà parti au travail, Angèle aperçoit par la fenêtre du premier étage quatre hommes en manteau de pluie, qui remontent la rue à bord d'une Citroën.
Méfiante, elle appelle son fils pour lui filer un coup de main. Dans la chambre où ils reçoivent parfois des amis de Michel Hollard, elle s'empare des vêtements qui traînent et les jettent dans la cour intérieure. Son fils, quant à lui, est chargé de se débarrasser des papiers dans les toilettes, tirant la chasse d'eau à mesure.
Bien leur en a pris. Quelques instants plus tard, les quatre hommes se présentent et annoncent une perquisition. Dans la chambre, ils renversent tout. Sans rien trouver. Ce qui les empêche pas d'arrêter William et de le placer en garde à vue pendant trois jours. Il ne sera relâché que sur ordre du consul de Suisse.
Ce ne sera pas le seul passage en prison. Jean-Louis se souvient d'un pique-nique en famille, organisée sur la ligne de démarcation entre la zone libre et la zone occupée, dans le Jura français. Angèle et sa soeur Ida, qui réside en zone libre, décident de s'y retrouver dans un verger qu'elles connaissent bien.
Un beau jour, rendez-vous au lieudit. Tante Ida avec un pique-nique et William avec du vin, trouvé je-ne-sais-où. Sauf qu'au beau milieu de la fête...
Le 8 mai 1945, avant d'être le Jour de la Victoire, c'est l'anniversaire d'Angèle. La mère de Jean-Louis fête ses 35 ans ce jour-là.
Alors, de bon matin, le garçon de 10 ans fonce à la serre de Monsieur Gresset, l'horticulteur, pour lui demander s'il peut cueillir quelques fleurs dans son jardin. Le monsieur lui répond que non. Face à la mine déconfite du garçon, il précise qu'il s'en occupera lui-même.
«Sur la table de travail, je trouve un bouquet de fleurs. Une gerbe, énorme, multicolore de tout ce qu’on trouvait à la saison! Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau», écrit-il. Après avoir remercié Monsieur Gresset, Jean-Louis rejoint sa maison. «Arrivé chez nous, je revois encore l’émerveillement de maman.»
C’était l’annonce de la fin de la guerre 39-45. Installé dans son fauteuil, face au poste de radio, William est assis. Hébété. Les larmes aux yeux. Un souvenir que mon grand-père n'évoquera jamais sans avoir la voix un peu enrouée.
Quelques mois plus tard, après près de six ans d'attente, William, Angèle et leur fils reçoivent du consulat le visa pour entrer en Suisse. C'est le retour dans le canton de Neuchâtel, qu'ils ne quitteront plus. Une nouvelle vie commençait.
Mais ça, c'est une autre histoire.