C'est l'un des plus grands scandales financiers que le monde ait jamais connu. Le gouvernement américain l'a qualifié de «plus grand cas de kleptocratie de tous les temps» et de «fraude d'envergure mondiale». Il s'agit d'au moins 4,5 milliards de dollars. Cette somme énorme aurait été volée par des fonctionnaires et des hommes d'affaires corrompus au fonds souverain malaisien 1MDB (abréviation de 1 Malaysia Development Berhad).
Pendant des années, les autorités ont enquêté dans plusieurs pays, notamment en Malaisie, à Singapour, aux Etats-Unis, au Luxembourg et en Suisse. De nombreuses procédures sont toujours en cours. Et ce mardi, un méga-procès s'ouvre devant le Tribunal pénal fédéral de Bellinzone contre deux prévenus qui auraient joué un rôle important dans le scandale.
En 2009, le premier ministre malaisien Najib Razak créé le fonds souverain 1MDB. Celui-ci devait permettre de financer des investissements à l'étranger et de stimuler l'économie. Le gouvernement a injecté plusieurs milliards de dollars d'argent des contribuables. Mais au lieu de générer des bénéfices, une montagne de dettes s'est accumulée – jusqu’à devenir, en 2015, si importante que la solvabilité de la Malaisie s'est retrouvée en danger.
C'est ce qui a déclenché les premières enquêtes auprès du fonds souverain. Celles-ci ont rapidement révélé que d'énormes sommes d'argent avaient transité par des dizaines de sociétés-écrans. L'enquête s'est concentrée sur un réseau corrompu autour du premier ministre Razak et de l'un de ses conseillers, l'homme d'affaires Jho Low.
Ils auraient détourné et blanchi des milliards de dollars vers des comptes en Suisse, à Singapour, au Luxembourg et aux Etats-Unis. Ils auraient ainsi acheté des biens immobiliers, des bijoux, des tableaux et corrompu des fonctionnaires dans plusieurs pays.
Low, considéré comme le cerveau de l'affaire, menait une vie luxueuse, organisait des fêtes extravagantes et s'entourait de stars. Il a également financé le blockbuster The Wolf of Wall Street (Le Loup de Wall Street) avec Leonardo DiCaprio dans le rôle principal.
Alors que l'ex-premier ministre Razak purge une peine de prison de plusieurs années, Low est en cavale. Il est recherché au niveau international. Mais il nie avoir joué un rôle central dans l'affaire.
Le groupe pétrolier Petrosaudi aurait été un vecteur important pour détourner les fonds. Et c'est là qu'interviennent les deux Suisses assis sur le banc des accusés à Bellinzone. Il s'agit de Tarek Obaid, 48 ans, et de Patrick Mahony, 46 ans.
Comme l'indique l'acte d'accusation de plus de 200 pages, Obaid a fondé Petrosaudi en 2005 en collaboration avec le prince saoudien Turki, un fils du roi de l'époque. Obaid, qui a également la nationalité saoudienne, était le CEO du groupe pétrolier et contrôlait plusieurs filiales. Mahony était responsable de la stratégie et des investissements de Petrosaudi en tant que Chief investment officer.
Tout a commencé en août 2009. Quelque part près de Cannes, sur le yacht de luxe Alfa Nero, une rencontre a eu lieu entre le premier ministre malaisien Razak et le prince saoudien Turki. Jho Low et Tarek Obaid étaient également présents. Selon l'accusation, cette rencontre était la première pierre d'un édifice de mensonges sans précédent. Elle aurait permis de faire croire à la direction de 1MDB que l'on négociait de «gouvernement à gouvernement».
Ensuite, tout est allé très vite. Low et Obaid visaient à créer une joint-venture, c'est-à-dire une filiale commune entre le fonds souverain et Petrosaudi. Le 14 septembre, Obaid écrit dans un mail à Mahony:
C'est avec ce milliard de dollars en liquide que 1MDB a pu s'acheter une place à la table. En échange, Petrosaudi devait apporter un champ pétrolier au Turkménistan, qu'il disait être en sa possession. Problème: selon l'accusation, c'était un mensonge. Petrosaudi n'aurait jamais possédé le champ pétrolier.
En outre, Obaid a demandé à un ami de la famille d'estimer la valeur du gisement de pétrole. Celle-ci s'est avérée nettement plus élevée qu'une première estimation, à savoir 3,5 milliards de dollars. Mahony y a vu une occasion d'exiger plus d'argent de 1MDB. Il a écrit dans un mail à Low:
En septembre encore, le fonds souverain a versé la première tranche de 700 millions de dollars. Selon l'accusation, cette somme aurait été directement versée sur un compte de Jho Low en Suisse. 153 millions auraient été versés à Obaid et Mahony.
Des centaines de millions de dollars supplémentaires auraient suivi, avec toujours de nouveaux contrats frauduleux. Les accusés auraient corrompu plusieurs personnes au sein du fonds souverain pour que l'escroquerie ne soit pas découverte et auraient fourni de fausses informations à d'autres responsables de 1MDB.
Obaid et Mahony auraient blanchi l'argent via des comptes en Suisse et l'auraient ensuite investi: dans des champs de pétrole au Venezuela, dans l'immobilier et dans des articles de luxe. Obaid aurait par exemple acheté un diamant et des montres de luxe de Patek Philippe – dont une Sky Moon Tourbillon d'une valeur de plus d'un million de francs.
Les accusations portées contre les deux Suisses sont notamment l'escroquerie, la corruption et le blanchiment d'argent aggravé. Selon l'acte d'accusation, les actions des Suisses ont causé un préjudice d'au moins 1,8 milliard de dollars au fonds souverain. Ils se seraient enrichis personnellement: Obaid d'au moins 805 millions de dollars et Mahony d'au moins 37 millions de dollars. La présomption d'innocence s'applique.
Contactés sur les accusations portées contre leurs clients, les avocats n'ont pas réagi. Ils ont cependant déclaré au Tages-Anzeiger et au journal Le Temps que les deux accusés plaideraient l'acquittement. Alors que la défense d'Obaid ne s'est pas exprimée davantage, les avocats de Mahony ont critiqué le fait que le Ministère public de la Confédération ait «ignoré tous les faits qui ne correspondaient pas à sa thèse» au lieu «de prendre en compte aussi bien les éléments à charge qu'à décharge». Ils jugent l'acte d'accusation «prolixe» résulte d'une enquête «unilatérale et incomplète».
Au début du procès, mardi 2 avril, la défense a demandé que les débats se déroulent à huis clos. Elle a également demandé la révocation du président du Tribunal pénal fédéral. L'avocat a demandé la révocation du président de la Cour des affaires pénales, David Bouverat, et indiqué que la Cour européenne des droits de l'homme serait saisie de cette requête.
Plusieurs banques suisses ont joué un rôle dans le scandale financier. Une part importante de l'argent de la fraude aurait été blanchie via des comptes en Suisse. Pas moins de sept procédures ont été menées par l'Autorité de surveillance des marchés financiers (Finma) contre des banques ayant leur siège en Suisse.
La Finma a constaté de graves violations de la loi sur le blanchiment d'argent chez les banques BSI, JP Morgan, Coutts, Rothschild et Falcon. Certaines d'entre elles ont écopé d'amendes de plusieurs millions. La Finma a même ordonné la dissolution de la Banca della Svizzera Italiana (BSI). La banque a été impliquée dans plusieurs affaires fiscales et de corruption. Les procédures de la Finma pour l'UBS et le Credit Suisse se sont soldées par un blâme.
Le rôle d'une autre banque locale est peu claire: la Banque cantonale de Fribourg. Obaid aurait vendu deux biens immobiliers en novembre 2016, à un moment où son nom était déjà connu dans le cadre de l'affaire 1MDB. Comme indiqué dans l'acte d'accusation, il aurait pu transférer le produit de la vente d'un compte de la Banque cantonale de Fribourg vers un compte à Londres. Il aurait ainsi soustrait l'argent au Ministère public de la Confédération, qui avait ordonné une saisie la même année.
Au total, des valeurs patrimoniales d'environ 192 millions de francs ont été saisies en Suisse, sans compter les biens immobiliers.