Genève, une chambre de l'Hôtel Fairmont, moquette rouge moelleuse et vue sur le jet d'eau, dans la lumière grise de février. Il est 12h20, Joël Dicker nous reçoit avec un peu de retard. En plein marathon promotionnel pour son dernier livre, Un Animal Sauvage, que nous venons d'avaler, il s'est contenté d'une salade sur le pouce. Il s'excuse avec un large sourire et une franche poignée de main. On ne s'attendait pas à autre chose de la part de l'écrivain le plus rigoureusement sympa de la littérature francophone.
En apparence, rien ne laisse deviner de l'écrivain de 38 ans qu'il a écoulé des millions d'exemplaires de ses livres à travers le monde. Simplicité affichée. Un jeans, une paire de Jordan et l'éternel pull bleu à col rond. Pas même de grosse Patek Philipp au poignet pour ce Genevois jusqu'au bout des ongles - le sportif lui préférant une Apple Watch.
Parmi les ingrédients que l'on retrouve dans chacun de vos romans, il y a toujours quelqu'un qui fait de la course à pied.
Joël Dicker: Oui, c’est marrant! Je le fais presque inconsciemment. C’est la preuve que la course à pied, c'est un bout de moi. J'adore courir, même si je ne fais pas partie de ces coureurs incroyables qui font du trail ou des marathons. La course a été mon entrée dans le sport, quand j'étais plus jeune. Elle m’a appris le dépassement de soi, l’apprentissage de mon corps, à faire plus, à aller plus loin.
Je m'entraîne toujours au stade, mais la vraie course à pied, celle où vous enfilez vos baskets et partez courir une heure ou deux, je ne me l'accorde plus qu’une fois par semaine. C’est mon moment à moi. (Pour joindre le geste à la parole, il prend une profonde inspiration.)
La course fait-elle partie de votre processus d’écriture, comme elle peut l'être pour certains écrivains?
Pas forcément, mais les deux disciplines font partie des mêmes plages horaires, celles où je suis vraiment tranquille. Sans appels, sans emails, sans WhatsApp. Rien. C’est un moment pour moi tout seul et que je n’ai pas besoin de partager. C’est très agréable. Je pars, je cours, je divague. (En faisant un geste de la main, son Apple Watch se met à parler.) Haha! Enfin, ça, c’est quand ma montre ne me rappelle pas que je suis en train de courir.
En parlant de processus d’écriture, quel est celui de Joël Dicker? J'ai cru comprendre que vous ne faisiez pas partie de ces auteurs torturés qui écrivent à 3 heures du matin, clope au bec et vodka à portée de main.
En effet! Ce qui ne m’empêche pas d’écrire la nuit.
Et non, pas de clope au bec! C’est très discipliné, très rythmé. J’ai toujours été comme ça. D'autant que j'ai besoin de temps, de poser un cadre. C'était déjà le cas quand j'étais plus jeune et que j’écrivais sans avoir de lectorat.
Il y a une journée type?
Disons qu'il y a une journée idéale. C’est de pouvoir écrire un maximum. J'aime me lever le plus tôt possible, vers 4 heures du matin. C'est exactement la même chose pour la course à pied, même si, maintenant, je dois faire un choix. Je privilégie les heures du matin pour écrire et je fais du sport plus tard dans la journée. Dans les deux cas, à l’aube, le rapport au temps et au lieu est plus fort. Que j'écrive ou que je parte courir, à 4 heures du matin, je découvre un monde différent. Totalement inconnu.
Il y a aussi un sentiment de maîtrise en se levant si tôt. Vous êtes un peu control freak sur les bords?
Pas du tout! En tout cas, pas dans ma vie. Au contraire. J'aime juste cette impression de gagner un peu de temps sur les autres. Tout le monde dort et vous, vous dites: «Je suis déjà debout, je suis le roi du monde!»
Et ensuite?
En principe, le matin, je travaille chez moi. Puis je me prépare, je me douche, je mange et je pars au bureau, à l’heure «normale». J’aime bien cette idée de rejoindre le monde des vivants, le monde de la normalité. Aussi parce que ça me permet de poser un cadre sur mon travail. Non seulement pour le faire bien, en aménageant les espaces dont j’ai besoin pour écrire, mais aussi pour que ça ne déborde pas trop et garder une vie sociale.
Une fois que vous êtes pris dedans, vous pouvez travailler tout le temps, sans arrêt. Week-end et soirs compris. Ce dîner avec les copains? Bah, une autre fois, là, je veux terminer. Il faut alors s’imposer une discipline. Elle est aussi exigeante que celle de s’obliger à écrire quand on n’a pas d'envie ni d’idées.
Justement, ça vous arrive vous encore, la panne? La fameuse page blanche?
Non. Je ne me pose pas la question. Et puis, j’aime bien la page blanche. J’adore commencer un livre, avoir l'envie d’écrire, être plein d’idées. Rien n’est encore concret, tout est possible. La panne vient après, pendant la deuxième phase, quand on remarque que les idées ne fonctionnent pas très bien. Cette phase-là est difficile et rarement très agréable. Il faut recoller les morceaux, assembler les pièces, tout est à faire et rien n’est clair. Dans ces cas-là, il faut se dire que ça va bien se passer.
Vous êtes à la tête de votre propre maison d'édition, Rosie&Wolfe, depuis 2022. Ça fait quoi, de porter les deux casquettes, écrivain et éditeur? Vous n’étiez pas tendre avec le métier dans vos premiers livres… On se souvient bien de votre abominable personnage de Roy Barnaski, dans L’Affaire Harry Quebert.
Il y a les romans, et il y a la réalité. Mon expérience de la réalité, c’est d’avoir eu un homme et un premier éditeur à mes côtés, Bernard de Fallois, tellement gentil et prévenant à mon égard. C’était génial. Mais si j'avais mis ça dans un livre, ça aurait été très chiant. Imaginez un éditeur qui vous dit: «Oh, tu ne veux pas écrire? Ce n’est pas grave, va te reposer mon petit chéri!» Roy, l’éditeur insupportable, est beaucoup plus marrant.
Et donc, vous, vous êtes plutôt Roy Barnaski ou Bernard de Fallois?
Dans mon cas, ce qui est particulier, c’est que j’ai créé une maison d’édition, mais je ne suis pas éditeur à proprement parler - ce métier fait entièrement de correction et de reprise. Je participe à la relecture et à une partie du travail éditorial des autres auteurs, mais ce n’est pas moi qui corrige mes propres textes. J'ai besoin d’une lecture critique. Je me vois mal me relire en me disant «mais c’est magnifique, bravo Joël, tu es super, il n'y a rien à changer». (Il rigole.)
Ce qui était aussi le cas de Bernard de Fallois...
Après le succès de Harry Quebert, un journaliste avait demandé à Bernard, assis à côté de moi, lors d’une interview: «Pensez-vous que vous publierez le prochain roman de Joël Dicker?» Sous-entendu: «Joël va-t-il rester chez vous et ne va-t-il pas aller voir ailleurs, chez un éditeur plus gros?» En règle générale, quand un auteur publié dans une maison d’édition plus confidentielle a du succès, il est happé par une maison plus prestigieuse. Alors, Bernard lui a répliqué: «Si son prochain livre n’est pas bon, je ne le publierai pas». J’ai trouvé que c’était la meilleure réponse au monde.
Mais ça vous avait quand même traversé l’esprit? D’aller voir ailleurs?
Ailleurs que chez Bernard de Fallois? Vous rigolez? C’était un mec incroyable! On ne pouvait pas avoir envie d’aller voir ailleurs. Bernard, c’était quelque chose. Il était issu d'une famille de militaires, il avait de l’allure, de l’élan, du charisme. J’avais une réelle proximité avec lui.
Bien que vous ne soyez pas à proprement parler éditeur, est-ce que le fait d'être écrivain avant tout a une influence sur les liens que vous entretenez avec vos auteurs?
Ce qui était important pour moi, et c'est la grande particularité de Rosie&Wolfe, sans doute l’une des seules maisons d’édition à faire ça, c’est que les auteurs gardent leurs droits. Dans le monde de l’édition, généralement, l’éditeur devient propriétaire de votre livre - en échange de quoi, vous recevez un pourcentage sur les ventes. Donc le livre n’est plus à vous. Plus jamais. La prochaine étape, c’est son entrée dans le domaine public, 70 ans après votre mort - un truc comme ça. Dire à un auteur qui a travaillé pendant des années sur un texte: «Maintenant, je prends ton texte et si demain tu es malheureux chez moi, tant pis pour toi», je trouve ça horrible.
C’est une reproduction du modèle de Benard de Fallois, je n’ai rien inventé. Bernard de Fallois était farouchement indépendant. Il avait implanté sa maison d’édition dans le 8e arrondissement, quand tous les autres étaient dans le 6e. Il l'avait montée tout seul, après sa retraite. C’était une deuxième partie de sa vie. Il avait laissé pour consigne qu'à sa mort, sa maison ne lui survive pas. C'était la fin de l’aventure. Il ne voulait pas qu’elle soit rachetée par un grand groupe. C’est pour ça que j’ai créé Rosie&Wolfe: à son décès, je ne pouvais pas aller chez quelqu’un d’autre. J’aurais eu l’impression de le trahir. Le meilleur moyen de lui rendre hommage, c'était de suivre ses traces et de monter ma propre maison d’édition, à Genève. Ça l’aurait fait rire! L’idée d’être basé ici me séduisait.
Après la création de Rosie&Wolfe, quel avenir pour vous dans la littérature? Quelles sont vos aspirations? Toucher plus de lecteurs, rafler un prix prestigieux...?
Le prix dont je rêve, celui que j’aime le plus, ce sont les lecteurs qui viennent me voir. C’est une récompense incroyable. Ça valorise tout ce temps passé à la table de travail. Et ça permet de se rassurer. Par exemple, pour Un Animal Sauvage, je me suis posé beaucoup de questions. Je craignais que le livre soit trop lent, que les lecteurs n'accrochent pas s'il n'y a pas de meurtre dès les premières pages.
Les critiques, ça vous touche ou ça vous passe au-dessus? Si votre nouveau roman se fait dézinguer, vous serez du genre à rabâcher cela pendant des jours?
Rabâcher, non.
J’attendais ce moment avec l’excitation d’un jeune auteur... et je me suis fait détruire. «Nul», «roman de gare»... Oui, ça m'a fait mal. (Il sourit quand même.) Désormais, je ne lis pas tout. En revanche, je suis toujours curieux de savoir ce que les gens en ont pensé. La critique d’un journaliste a autant de poids que celle d’un lecteur. Je me demande toujours comment je peux m'améliorer. Dans la critique, je prends ce qui me convient, mais c'est primordial de se remettre en question.
Vous en êtes à votre septième roman, votre sixième polar. Seriez-vous tenté de toucher à un autre genre?
Des gens aimeraient que je publie un polar une année, puis, un livre de poésie la suivante, et enfin une pièce de théâtre… juste «pour changer». J’ai envie de répondre: «Laissez-moi le temps». Je ne peux pas aller plus vite que la musique. Un auteur évolue avec le temps. J'espère que ceux qui ont lu mes différents romans constatent une évolution.
Avez-vous peur, si vous décidiez un jour de toucher à un autre genre, de perdre votre communauté de lecteurs?J’espère ne jamais m’empêcher de faire quelque chose par «peur de» ou seulement pour faire plaisir à mes lecteurs. Ce serait dangereux. Je suis convaincu que le lecteur fidèle vous fait confiance tant que vous êtes authentique. Le succès, c’est super. Mais c’est une phase différente. S'il n'y a pas de plaisir à se trouver pendant deux ans à sa table de travail, ça ne marche pas.
Le thème de l’argent, du luxe, du confort matériel, occupe souvent une place importante dans vos livres. Vous, quel est votre rapport à l’argent? Vous aimez ça?
Qui n’aime pas l’argent? (Il éclate de rire.) L'argent est une nécessité au quotidien, pour se nourrir, mettre un toit sur sa tête, pour ses enfants… Dans mes livres, j'utilise l’argent comme un moyen de créer des rapports et des tensions entre les personnages.
Cette obsession de vivre pour les autres, de faire la démonstration de ce que l'on possède, de déclencher une réaction de jalousie chez les autres.
Votre dernière folie matérielle?
Mon assurance maladie. Comme tout le monde.
Mais non! Rien pour fêter votre dernier livre?
Non non, je vous assure! Ma grosse dépense de l’année, c’est mon assurance maladie.
En parlant de plaisirs matériels et terrestres, vous vous attardez souvent sur ce que mangent vos personnages. J'ai souvenir d'onions rings dévorés sur le capot d'une voiture ou de quelques hamburgers dans un dinner...
J’adore manger. J'ai été très marqué par les scènes de pique-nique des Valeureux d’Albert Cohen. J'adorerais m'en rapprocher en tant qu'auteur. C’est tellement fort de parvenir, avec quelques mots, à susciter l’envie de manger chez les autres. Le cinéma peut le faire avec des gros plans, l'image d'un morceau de viande dont la graisse fond dans la poêle, le bruit du grésillement… C’est tout un artifice de l’image, du son et de la mise en forme. Dans un livre, ces envies ne dépendent ni du réalisateur ni d'un ingénieur-son. C’est vous-même, lectrice, avec les quelques mots de l’auteur, qui les créez. Et ça, c’est la force de la littérature: ce qu'elle peut évoquer et créer en nous.
Si on vous compare à un Guillaume Musso, vous le prenez comme un compliment?
C'est-à-dire?
Un auteur grand public, en opposition à un écrivain plus littéraire, plus de niche?
C’est marrant, ce truc constant de l'antagonisme. C'est le résultat de décennies et de décennies de l’édition qui a voulu mettre les lecteurs, les critiques, les libraires, les écrivains en porte-à-faux. Et c'est bien dommage. Au lieu de tous se rassembler pour faire mieux, on crée des divisions.
Arracher cette génération à son téléphone et la plonger dans un livre. La littérature et la lecture, c’est ce qui va permettre d’avoir les capacités de faire face aux situations. Avoir du sens critique, se renseigner, affronter les fake news. C'est ça, notre devoir. Faire lire les gens.
La technologie, ça vous fait peur?
Ça me fait peur, oui. Pardon de parler comme un vieux schnock, mais enfant, je me souviens que je connaissais par coeur tous les numéros de téléphone. De tout le monde. Aujourd’hui, impossible. C’est dément ce qu’on fait à notre cerveau. Pour la majorité d’entre nous, quand on a besoin de se divertir, on dégaine notre téléphone à la recherche désespérée d’une source de divertissement. Et qu’est-ce qui se passe? Contrairement à la rêvasserie ou la lecture, on ne fournit aucun effort mental. Il faut lutter contre ça.
Vous vous traitez de vieux schnock, mais sauf erreur, vous allez sur vos 40 ans…
39, attention, chère madame!
39, soit! Et ça va? Vous la vivez bien cette entrée dans la quarantaine?
Je vous le dirai dans un an et demi. Pour l’instant, tout va bien... C’est l’histoire d’un mec qui saute du dixième étage et qui dit que tout va bien... ah, ah!
En parlant d'un phénomène propre à notre époque, quel regard portez-vous à la réécriture de certains romans, comme récemment pour Roald Dahl?
Ça ne m’inspire pas grand-chose de bon. On devrait mieux s’interroger sur ce qu’on va faire maintenant, plutôt que ce qui a été écrit avant. Road Dahl ou Agatha Christie ont écrit à une période qui était la leur. Ils sont morts. Un point c’est tout. Il n’y a plus vraiment de création. On le constate aussi en musique. Laissons ce pauvre Jean-Jacques Goldman tranquille! On se trouve dans une époque qui n'est pas très concrète. On ne se pose pas les bonnes questions.
Et quelles sont les bonnes questions, alors?
Comment on évolue ? La question n'est pas de savoir pourquoi tel ou tel mot masculin s’accorde ou pas: qu’on m’explique pourquoi les femmes, à partir d’un moment T, cessent d’être payées. Les inégalités, les disparités, c’est ça le vrai coeur du problème. On devrait le prendre à bras-le-corps.