Se faire un resto clandestin en pleine pandémie, ça choque certains alors que d’autres s’échangent les bons plans. On parle beaucoup des ministres qui s'en font, mais mes amis journalistes ne sont pas en reste ces derniers jours. Je le reconnais, on fait un super métier: être payé pour se faire des bouffes interdites «au nom de l'info». D'ailleurs, quand j’ai proposé d’écrire un article en testant la chose, ça m’arrangeait aussi à titre privé. J’ai 29 ans et je passe (ou passais, plutôt…) une bonne partie de mon temps dans les cafés, bars et restaurants. Il ne me restait plus qu’à en trouver un (et si possible pas en Valais, histoire de varier...).
Un jour, je reçois ce message: «Ça y est, j’en ai un ! C’est un collègue qui m’en a parlé, je nous organise ça.» Mon ami revient vers moi plus tard en m’expliquant que le restaurateur n’accepte que des clients qu’il connaît. «Mais on peut accompagner ce collègue, c’est bon.» On ira au resto avec deux couples qu’on connaît à peine «mais ils sont sympas, tu verras». On nous envoie le menu par WhatsApp, car il n’y a plus de service à la carte, c’est un menu unique qui change chaque soir.
Le jour J, départ en voiture pour une ville vaudoise où se trouve le restaurant. Rendez-vous sur un parking. On se salue en se faisant un geste de la main, on ne sait pas trop si on peut faire la bise ou non. En chemin, l’un des convives me raconte que c’est la deuxième fois qu’il y mange cette semaine. Il connaît d’autres adresses dans la région.
Arrivés devant l’établissement, on passe la porte, on jette un œil à gauche et un autre à droite avant de se faufiler par une autre entrée, qui mène aux appartements dans les étages. Au fond du couloir, on descend des escaliers, on passe à côté de la chaudière et on arrive dans un sous-sol aménagé. Une table est dressée. Il n’y a que nous: on n’est pas dans la salle bondée d'un palace parisien. Mais il y a quand même des politiciens suisses qui se font des restos clandestins, certains se sont fait pincer, d’autres s’en vantent. Je demande au serveur s’il y a des politiciens qui viennent ici, il me répond que non, en rigolant. Je n’en saurai pas plus.
Pour quelqu’un qui risque une belle amende, voire pire, il nous fait bien confiance. Je dois être parano. On choisit une bouteille de vin, on grignote des flûtes. Des choses simples, finalement. Mais qui me manquaient.
Je suis surprise de constater à quel point l’ambiance est détendue. De la provoc'?
On nous amène les amuse-bouches, la sandre, la mousseline, le veau… Que des produits locaux. C’est bon et c’est beau, ça m’avait manqué. Depuis la fermeture, je fais souvent «tourner l’économie locale» comme on dit, mais se faire livrer des plats qui arrivent parfois tièdes et dont la présentation évoque une peinture abstraite, ça ne remplace pas «un vrai resto dans la vraie vie».
Je demande le chemin des toilettes. «J’y vais aussi, comme ça je te montre. Tu vas te perdre!», m’explique une convive. On doit remonter les escaliers, passer près des boîtes aux lettres, ouvrir une porte qui donne sur les cuisines, les traverser, passer par la salle dont les rideaux sont tirés, et en vitesse pour ne pas être vues. Alors qu’à table, on oubliait presque le côté transgressif de la soirée, à manger, rire, refaire le monde, le fait de devoir se planquer juste pour aller aux toilettes me rappelle la réalité: se faire un resto, là, c’est tricher.
Après le dessert, le cuisinier passe nous saluer. Il est gentiment temps de régler et de s'en aller.
Quoi, ils prennent le risque de laisser une trace en ligne? On nous donne le numéro et le nom d'une personne... qui n'est pas liée au restaurant. Ah oui, ils ont pensé à tout.
En chemin pour les voitures, je discute avec la personne qui connaît le patron. «Alors, ça t’a plu ?» Beaucoup, lui dis-je. Je lui fais part de ma surprise par rapport à la confiance qui nous a été accordée. «Le patron est un ami», dit-il simplement. Pourquoi prend-il ce risque ? Pour l’argent ? Pour dire fuck the system?
«Ouvrir une table quelques soirs par semaine, ce n'est pas ça qui remplit les caisses. Ce sont ses employés qui ont demandé à travailler. Certains ont même proposé de venir faire des petits travaux usuels, juste pour s'occuper». Il poursuit en m'expliquant que son ami n'est pas un provocateur, qu'il a ouvert cette table clandestine pour faire plaisir à ses employés et ses bons clients, pour maintenir le lien.
«Faire venir un chef à domicile, c’est OK, venir dans son resto, non…». Soyons francs: je suis entièrement d’accord avec lui. D’ailleurs, ce n’est pas mon premier restaurant de l’année: j’ai passé un week-end dans un hôtel cet hiver, j’ai profité de son bar et de sa salle. C’est sur ce constat qu’on se quitte. Après avoir passé la soirée tous ensemble, cette fois, tout le monde se fait la bise. Ça aussi, ça m’avait manqué.
Dans la voiture, ça cogite. Jusqu’ici, je pensais que les restaurateurs qui ouvraient clandestinement le faisaient d’abord pour des raisons financières, ou pour avoir la satisfaction de dire merde au système, et en dernier lieu pour le plaisir de bosser. Je réalise que je suis un peu naïve, ou que la question est bien plus complexe. C’est avec un mélange de sentiments, entre satisfaction personnelle d'avoir pu goûter quelques instants à la vie d'avant et injustice pour les restaurateurs qui ne demandent qu'à travailler, que je vais me coucher. J'ai fait un truc interdit, mais je ne me sens pas coupable. Vivement que ça rouvre.